Le Roi des montagnes

par

Edmond ABOUT

Paris : L. Hachette et Cie, 1857.

DéDICACE à MME CHARLES BRAINNE

C'est vous, madame, qui avez eu la primeur de cette
histoire. Je vous l'ai racontée, il y a trois mois,
le lendemain de votre mariage, quand je ne la savais
pas trop bien moi-même. Bon gré, mal gré, vous vous
souviendrez toute la vie d'un récit que sa date doit
protéger contre l'oubli. Dans un quart de siècle,
quand la jeune femme que nous admirons en vous se
sera élevée par degrés à la dignité de grand'mère,
si le temps qui dévore tout n'a pas emporté les
pages de ce petit livre, vous le relirez au coin
du feu, et les

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aventures de mon vieux *Pallicare vous rappelleront
le jour heureux où vous aviez vingt ans, un avenir
sans nuages, un présent sans soucis, et des amis
désintéressés.
*Edm *About.
enclos des ternes, 18 octobre 1856 :

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I *M *Hermann *Schultz :
le 3 juillet de cette année, vers six heures du
matin, j'arrosais mes pétunias sans songer à ma,
quand je vis entrer un grand jeune homme blond,
imberbe, coiffé d'une casquette allemande et paré
de lunettes d'or. Un ample paletot de lasting flottait
mélancoliquement autour de sa personne, comme
une voile le long d'un mât lorsque le vent vient à
tomber. Il ne portait pas de gants ; ses souliers de
cuir écru reposaient sur de puissantes semelles,
si larges que le pied était entouré d'un petit
trottoir. Dans sa poche de côté, vers la région du
coeur, une grande pipe de porcelaine se modelait en
relief et dessinait vaguement son profil sous
l'étoffe luisante. Je ne songeai pas même à
demander à cet inconnu s'il avait fait ses études
dans les universités

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d'*Allemagne ; je déposai mon arrosoir, et je le
saluai d'un beau : guten morgen.
" monsieur, me dit-il en français, mais avec un
accent déplorable, je m'appelle *Hermann *Schultz ;
je viens de passer quelques mois en *Grèce, et votre
livre a voyagé partout avec moi. "
cet exorde pénétra mon coeur d'une douce joie ;
la voix de l'étranger me parut plus mélodieuse que
la musique de *Mozart, et je dirigeai vers ses
lunettes d'or un regard étincelant de reconnaissance.
Vous ne sauriez croire, ami lecteur, combien nous
aimons ceux qui ont pris la peine de déchiffrer
notre grimoire. Quant à moi, si j'ai jamais
souhaité d'être riche, c'est pour assurer des rentes
à tous ceux qui m'ont lu.
Je le pris par la main, cet excellent jeune
homme. Je le fis asseoir sur le meilleur banc du
jardin, car nous en avons deux. Il m'apprit qu'il
était botaniste et qu'il avait une mission du jardin
des plantes de *Hambourg. Tout en complétant son
herbier, il avait observé de son mieux le pays, les
bêtes et les gens. Ses descriptions naïves, ses vues
courtes mais justes, me rappelaient un peu la
manière du bonhomme *Hérodote. Il s'exprimait
lourdement, mais avec une candeur qui imposait la
confiance ; il appuyait sur ses paroles du ton d'un
homme profondément convaincu. Il put me donner
des nouvelles, sinon de toute la ville d'*Athènes, au

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moins des principaux personnages que j'ai nommés
dans mon livre. Dans le cous de la conversation,
il énonça quelques idées générales qui me
parurent d'autant plus judicieuses que je les avais
développées avant lui. Au bout d'une heure
d'entretien, nous étions intimes.
Je ne sais lequel de nous deux prononça le
premier le mot de brigandage. Les voyageurs qui ont
couru l'*Italie parlent peinture. Ceux qui ont
visité l'*Angleterre parlent industrie : chaque
pays a sa spécialité.
" mon cher monsieur, demandai-je au précieux
inconnu, avez-vous rencontré des brigands ? Est-il
vrai, comme on l'a prétendu, qu'il y ait encore des
brigands en *Grèce ?
-il n'est que trop vrai, répondit-il gravement.
J'ai vécu quinze jours dans les mains du terrible
*Hadgi-*Stavros, surnommé le roi des
montagnes ; j'en puis donc parler par
expérience. Si vous êtes de loisir, et qu'un long
récit ne vous fasse pas peur, je suis prêt à vous
donner les détails de mon aventure. Vous en ferez
ce qu'il vous plaira : un roman, une nouvelle,
ou plutôt (car c'est de l'histoire) un chapitre
additionnel pour ce petit livre où vous avez
entassé de si curieuses vérités.
-vous êtes vraiment trop bon, lui dis-je, et mes
deux oreilles sont à vos ordres. Entrons dans mon
cabinet de travail. Nous y aurons moins chaud

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qu'au jardin, et cependant l'odeur des résédas et
des pois musqués arrivera jusqu'à nous. "
il me suivit de fort bonne grâce, et tout en
marchant il fredonnait en grec un chant populaire :
un clephte aux yeux noirs descend dans les
plaines ;
son fusil doré sonne à chaque pas ;
il dit aux vautours : " ne me quitez pas ;
je vous servirai le pacha d'*Athènes ! "
il s'établit sur un divan, replia ses jambes sous
lui, comme les conteurs arabes, ôta son paletot
pour se mettre au frais, alluma sa pipe et
commença le récit de son histoire. J'étais à mon
bureau, et je sténographiais sous sa dictée.
J'ai toujours été sans défiance, surtout avec ceux
qui me font des compliments. Toutefois l'aimable
étranger me contait des choses si surprenantes,
que je me demandai à plusieurs reprises s'il ne se
moquait pas de moi. Mais sa parole était si
assurée, ses yeux bleus m'envoyaient un regard si
limpide, que mes éclairs de scepticisme s'éteignaient
au même instant.
Il parla sans désemparer, jusqu'à midi et demi.
S'il s'interrompit deux ou trois fois, ce fut pour
rallumer sa pipe. Il fumait régulièrement, par
bouffées égales, comme la cheminée d'une machine
à vapeur. Chaque fois qu'il m'arrivait de lever les
yeux sur lui, je le voyais tranquille et souriant au

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milieu d'un nuage, comme *Jupiter au cinquième
acte d' amphitryon.
on vint nous annoncer que le déjeuner était
servi. *Hermann s'assit en face de moi, et les légers
soupçons qui me trottaient par la tête ne tinrent
pas devant son appétit. Je me disais qu'un bon
estomac accompagne rarement une mauvaise conscience.
Le jeune allemand était trop bon convive pour être
narrateur infidèle, et sa voracité me répondait
de sa véracité. Frappé de cette idée, je
confessai, en lui offrant des fraises, que j'avais
douté un instant de sa bonne foi. Il me répondit
par un sourire angélique.
Je passai la journée en tête-à-tête avec mon
nouvel ami, et je ne me plaignis pas de la lenteur
du temps. à cinq heures du soir, il éteignit sa
pipe, endossa son paletot, et me serra la main en
me disant adieu. Je lui répondis : " au revoir !
-non pas, reprit-il en secouant la tête : je pars
aujourd'hui par le train de sept heures, et je n'ose
espérer de vous revoir jamais.
-laissez-moi votre adresse. Je n'ai pas encore
renoncé aux plaisirs du voyage, et je passerai
peut-être par *Hambourg.
-malheureusement, je ne sais pas moi-même
où je planterai ma tente. L'*Allemagne est vaste ;
il n'est pas dit que je resterai citoyen
de *Hambourg.

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-mais, si je publie votre histoire, au moins
faut-il que je puisse vous en envoyer un
exemplaire !
-ne prenez pas cette peine. Sitôt que le livre
aura paru, il sera contrefait à *Leipsig, chez
*Wolfgang *Gerhard, et je le lirai. Adieu. "
lui parti, je relus attentivement le récit qu'il
m'avait dicté ; j'y trouvai quelques détails
invraisemblables, mais rien qui contredît
formellement ce que j'avais vu et entendu pendant
mon séjour en *Grèce.
Cependant, au moment de donner le manuscrit
à l'impression, un scrupule me retint : s'il s'était
glissé quelques erreurs dans la narration
d'*Hermann ! En ma qualité d'éditeur, n'étais-je pas
un peu responsable ? Publier sans contrôle
l'histoire du roi des montagnes, n'était-ce pas
m'exposer aux réprimandes paternelles du
journal des débats, aux démentis des gazetiers
d'*Athènes, et aux grossièretés du spectateur de
l'*Orient ? cette feuille clairvoyante a déjà
inventé que j'étais bossu : fallait-il lui fournir
une occasion de m'appeler aveugle ?
Dans ces perplexités, je pris le parti de faire
deux copies du manuscrit. J'envoyai la première
à un homme digne de foi, un grec d'*Athènes,
*M *Patriotis *Pseftis. Je le priai de me signaler,
sans ménagement et avec une sincérité grecque,

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toutes les erreurs de mon jeune ami, et je lui
promis d'imprimer sa réponse à la fin du volume.
En attendant, je livre à la curiosité publique le
texte même du récit d'*Hermann. Je n'y changerai
pas un mot, je respecterai jusqu'aux plus énormes
invraisemblances. Si je me faisais le correcteur du
jeune allemand, je deviendrais, par le fait, son
collaborateur. Je me retire discrètement ; je lui
cède la place et la parole ; mon épingle est hors
du jeu : c'est *Hermann qui vous parle en fumant
sa pipe de porcelaine et en souriant derrière ses
lunettes d'or.

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II photini :
vous devinez, à l'âge de mes habits, que je n'ai
pas dix mille francs de rente. Mon père est un
aubergiste ruiné par les chemins de fer. Il mange
du pain dans les bonnes années, et des pommes
de terre dans les mauvaises. Ajoutez que nous
sommes six enfants, tous bien endentés. Le jour
où j'obtins au concours une mission du jardin des
plantes, il y eut fête dans la famille.
Non seulement mon départ augmentait la pitance de
chacun de mes frères, mais encore j'allais toucher
deux cent cinquante francs par mois, plus, cinq
cents francs, une fois payés, pour frais de voyage.
C'était une fortune. Dès ce moment, on perdit
l'habitude de m'appeler le docteur. on m'appela
le marchand de boeufs, tant je paraissais riche !
Mes frères comptaient bien qu'on me nommerait
professeur à l'université dès mon retour
d'*Athènes. Mon père avait une autre idée : il
espérait que je

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reviendrais mari. En sa qualité d'aubergiste, il
avait assisté à quelques romans, et il était
convaincu que les belles aventures ne se rencontrent
que sur les grands chemins. Il citait, au moins
trois fois par semaine, le mariage de la princesse
*Ypsoff et du lieutenant *Reynauld. La princesse
occupait l'appartement numéro 1, avec ses deux
femmes de chambre et son courrier, et elle donnait
vingt florins par jour. Le lieutenant français était
perché au 17, sous les toits, et il payait un florin
et demi, nourriture comprise ; et cependant, après
un mois de séjour dans l'hôtel, il était parti en
chaise avec la dame russe. Or, pourquoi une
princesse emmènerait-elle un lieutenant dans sa
voiture, sinon pour l'épouser ? Mon pauvre père,
avec ses yeux de père, me voyait plus beau et plus
élégant que le lieutenant *Reynauld ; il ne doutait
point que je ne rencontrasse tôt ou tard la
princesse qui devait nous enrichir. Si je ne la
trouvais pas à table d'hôte, je la verrais en
chemin de fer ; si les chemins de fer ne m'étaient
pas propices, nous avions encore les bateaux à
vapeur. Le soir de mon départ, on but une vieille
bouteille de vin du *Rhin, et le hasard voulut
que la dernière goutte vînt tomber dans mon verre.
L'excellent homme en pleura de joie : c'était un
présage certain, et rien ne pouvait m'empêcher de
me marier dans l'année. Je respectai ses illusions,
et je me

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gardai de lui dire que les princesses ne voyageaient
pas en troisième classe. Quant au gîte, mon budget
me condamnait à choisir des auberges modestes,
où les princesses ne logent pas. Le fait est que je
débarquai au *Pirée, sans avoir ébauché le plus
petit roman.
L'armée d'occupation avait fait renchérir toutes
choses dans *Athènes. L'hôtel d'*Angleterre, l'hôtel
d'*Orient, l'hôtel des étrangers, étaient
inabordables. Le chancelier de la légation de
*Prusse, à qui j'avais porté une lettre de
recommandation, fut assez aimable pour me chercher
un logement. Il me conduisit chez un pâtissier
appelé *Christodule, au coin de la rue d'*Hermès et
de la place du palais. Je trouvai là le vivre et le
couvert moyennant cent francs par mois. *Christodule
est un vieux pallicare, décoré de la croix de fer,
en mémoire de la guerre de l'indépendance. Il est
lieutenant de la phalange, et il touche sa solde
derrière son comptoir. Il porte le costume national,
le bonnet rouge à gland bleu, la veste d'argent, la
jupe blanche et les guêtres dorées, pour vendre des
glaces et des gâteaux. Sa femme, *Maroula, est
énorme, comme toutes les grecques de cinquante
ans passés. Son mari l'a achetée quatre-vingts
piastres, au plus fort de la guerre, dans un temps
où ce sexe coûtait assez cher. Elle est née dans
l'île d'*Hydra, mais elle s'habille à la mode
d'*Athènes :

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veste de velours noir, jupe de couleur claire, un
foulard natté dans les cheveux. Ni *Christodule ni sa
femme ne savent un mot d'allemand ; mais leur fils
*Dimitri, qui est domestique de place, et qui
s'habille à la française, comprend et parle un peu
tous les patois de l'*Europe. Au demeurant, je
n'avais pas besoin d'interprète. Sans avoir reçu le
don des langues, je suis un polyglotte assez
distingué, et j'écorche le grec aussi couramment que
l'anglais, l'italien et le français.
Mes hôtes étaient de braves gens ; il s'en
rencontre plus de trois dans la ville. Ils me
donnèrent une petite chambre blanchie à la chaux, une
table de bois blanc, deux chaises de paille, un bon
matelas bien mince, une couverture et des draps de
coton. Un bois de lit est une superfluité dont les
grecs se privent aisément, et nous vivions à la
grecque. Je déjeunais d'une tasse de salep, je
dînais d'un plat de viande avec beaucoup d'olives et
de poisson sec ; je soupais de légumes, de miel et
de gâteaux. Les confitures n'étaient pas rares dans
la maison, et, de temps en temps, j'évoquais le
souvenir de mon pays, en me régalant d'un gigot
d'agneau aux confitures. Inutile de vous dire que
j'avais ma pipe, et que le tabac d'*Athènes est
meilleur que le vôtre. Ce qui contribua surtout
à m'acclimater dans la maison de *Christodule, c'est
un petit vin de *Santorin, qu'il allait chercher je
ne sais

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où. Je ne suis pas gourmet, et l'éducation de mon
palais a été malheureusement un peu négligée ;
cependant, je crois pouvoir affirmer que ce vin-là
serait apprécié à la table d'un roi : il est jaune
comme l'or, transparent comme la topaze,
éclatant comme le soleil, joyeux comme le sourire d'un
enfant. Je crois le voir encore dans sa carafe au
large ventre, au milieu de la toile cirée qui nous
servait de nappe. Il éclairait la table, mon cher
monsieur, et nous aurions pu souper sans autre
lumière. Je n'en buvais jamais beaucoup, parce
qu'il était capiteux ; et pourtant, à la fin du
repas, je citais des vers d'*Anacréon, et je
découvrais des restes de beauté sur la face lunaire
de la grosse *Maroula.
Je mangeais en famille avec *Christodule et les
pensionnaires de la maison. Nous étions quatre
internes et un externe. Le premier étage se
divisait en quatre chambres, dont la meilleure était
occupée par un archéologue français, *M *Hippolyte
*Mérinay. Si tous les français ressemblaient à
celui-là, vous feriez une assez piètre nation. C'était
un petit monsieur de dix-huit à quarante-cinq ans,
très-roux, très-doux, parlant beaucoup, et armé de
deux mains tièdes et moites qui ne lâchaient pas
son interlocuteur. Ses deux passions dominantes
étaient l'archéologie et la philanthropie : aussi
était-il membre de plusieurs sociétés savantes et de

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plusieurs confréries bienfaisantes. Quoiqu'il fût
grand apôtre de charité, et que ses parents lui
eussent laissé un beau revenu, je ne me souviens
pas de l'avoir vu donner un sou à un pauvre.
Quant à ses connaissances en archéologie, tout
me porte à croire qu'elles étaient plus sérieuses
que son amour pour l'humanité. Il avait été
couronné par je ne sais quelle académie de
province, pour un mémoire sur le prix du papier
au temps d'*Orphée. Encouragé par ce premier
succès, il avait fait le voyage de *Grèce pour
recueillir les matériaux d'un travail plus
important : il ne s'agissait de rien moins que de
déterminer la quantité d'huile consommée par la
lampe de *Démosthène pendant qu'il écrivait la
seconde philippique.
mes deux autres voisins n'étaient pas si savants,
à beaucoup près, et les choses d'autrefois ne les
souciaient guère. *Giacomo *Fondi était un pauvre
maltais employé à je ne sais plus quel consulat ; il
gagnait cent cinquante francs par mois à cacheter
des lettres. Je m'imagine que tout autre emploi lui
aurait mieux convenu. La nature, qui a peuplé
l'île de *Malte pour que l'*Orient ne manquât jamais
de porte-faix, avait donné au pauvre *Fondi les
épaules, les bras et les mains de *Milon de
crotone : il était né pour manier la massue, et non
pour brûler des bâtons de cire à cacheter. Il en

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usait cependant deux ou trois par jour : l'homme
n'est pas maître de sa destinée. Cet insulaire
déclassé ne rentrait dans son élément qu'à l'heure du
repas ; il aidait *Maroula à mettre la table, et vous
devinez, sans que je le dise, qu'il apportait
toujours la table à bras tendu. Il mangeait comme un
capitaine de l' iliade, et je n'oublierai jamais
le craquement de ses larges mâchoires, la dilatation
de ses narines, l'éclat de ses yeux, la blancheur de
ses trente-deux dents, meules formidables dont il
était le moulin. Je dois avouer que sa conversation
m'a laissé peu de souvenirs : on trouvait aisément
la limite de son intelligence, mais on n'a jamais
connu les bornes de son appétit. *Christodule n'a
rien gagné à l'héberger pendant quatre ans,
quoiqu'il lui fît payer dix francs par mois pour
supplément de nourriture. L'insatiable maltais
absorbait tous les jours, après dîner, un énorme
plat de noisettes, qu'il cassait entre ses doigts par
le simple rapprochement du pouce et de l'index.
*Christodule, ancien héros, mais homme positif,
suivait cet exercice avec un mélange d'admiration
et d'effroi ; il tremblait pour son dessert, et
cependant il était flatté de voir à sa table un si
prodigieux casse-noisette. La figure de *Giacomo
n'aurait pas été déplacée dans une de ces boîtes à
surprise, qui font tant de peur aux petits enfants.
Il était plus blanc qu'un nègre ; mais c'est une

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question de nuance. Ses cheveux épais descendaient
jusque sur les sourcils, comme une casquette. Par
un contraste assez bizarre, ce caliban avait le pied
le plus mignon, la cheville la plus fine, la jambe
la mieux prise et la plus élégante qu'on pût offrir
à l'étude d'un statuaire ; mais ce sont des détails
qui ne nous frappaient guère. Pour quiconque
l'avait vu manger, sa personne commençait au
niveau de la table ; le reste ne comptait plus.
Je ne parle que pour mémoire du petit *William
*Lobster. C'était un ange de vingt ans, blond, rose
et joufflu, mais un ange des *états-*Unis
d'*Amérique. La maison *Lobster et *Sons, de
*New-*York, l'avait envoyé en *Orient pour étudier
le commerce d'exportation. Il travaillait dans la
journée chez les frères *Philip ; le soir, il lisait
*Emerson ; le matin, à l'heure étincelante où le
soleil se lève, il allait à la prison de *Socrate
tirer le pistolet.
Le personnage le plus intéressant de notre
colonie était sans contredit *John *Harris, l'oncle
maternel du petit *Lobster. La première fois que j'ai
dîné avec cet étrange garçon, j'ai compris
l'*Amérique. *John est né à *Vandalia, dans
l'*Illinois. Il a respiré en naissant cet air du
nouveau monde, si vivace, si pétillant et si jeune,
qu'il porte à la tête comme le vin de *Champagne, et
qu'on se grise à le respirer. Je ne sais pas si la
famille *Harris est riche ou pauvre, si elle a mis
son fils au collège ou si elle l'a

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laissé faire son éducation lui-même. Ce qui est
certain, c'est qu'à vingt-sept ans il ne compte que
sur soi, ne s'attend qu'à soi, ne s'étonne de rien, ne
croit rien impossible, ne recule jamais, croit tout,
espère tout, essaye de tout, triomphe de tout, se
relève s'il tombe, recommence s'il échoue, ne
s'arrête jamais, ne perd jamais courage, et va droit
devant lui en sifflant sa chanson. Il a été
cultivateur, maître d'école, homme de loi,
journaliste, chercheur d'or, industriel, commerçant ;
il a tout lu, tout vu, tout pratiqué et parcouru plus
de la moitié du globe. Quand je fis sa connaissance,
il commandait au *Pirée un aviso à vapeur, soixante
hommes et quatre canons ; il traitait la question
d'*Orient dans la revue de *Boston ; il faisait
des affaires avec une maison d'indigo à *Calcutta, et
il trouvait le temps de venir trois ou quatre fois
par semaine dîner avec son neveu *Lobster et avec
nous.
Un seul trait, entre mille, vous peindra le
caractère de *Harris. En 1853, il était l'associé
d'une maison de *Philadelphie. Son neveu, qui avait
alors dix-sept ans, va lui faire une visite. Il le
trouve sur la place *Washington, debout, les mains
dans les poches, devant une maison qui brûle.
*William lui frappe sur l'épaule ; il se retourne.
" c'est toi ? Dit-il. Bonjour, *Bill ; tu arrives
mal, mon enfant. Voici un incendie qui me ruine ;
j'avais

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quarante mille dollars dans la maison ; nous
ne sauverons pas une allumette.
-que vas-tu faire ? Demanda l'enfant atterré.
-ce que je vais faire ? Il est onze heures, j'ai
faim, il me reste un peu d'or dans mon gousset ; je
vais t'offrir à déjeuner ! "
*Harris est un des hommes les plus sveltes et les
plus élégants que j'aie jamais rencontrés. Il a l'air
mâle, le front haut, l'oeil limpide et fier. Ces
américains ne sont jamais ni chétifs ni difformes, et
savez-vous pourquoi ? C'est qu'ils n'étouffent pas
dans les langes d'une civilisation étroite. Leur
esprit et leur corps se développent à l'aise ; ils
ont pour école le grand air, pour maître l'exercice,
pour nourrice la liberté.
Je n'ai jamais pu faire grand cas de *M *Mérinay ;
j'examinais *Giacom *Fondi avec la curiosité
indifférente qu'on apporte dans une ménagerie
d'animaux exotiques ; le petit *Lobster m'inspirait
un intérêt médiocre ; mais j'avais de l'amitié
pour *Harris. Sa figure ouverte, ses manières
simples, sa rudesse qui n'excluait pas la douceur,
son caractère emporté et cependant chevaleresque,
les bizarreries de son humeur, la fougue de ses
sentiments, tout cela m'attirait d'autant plus
vivement que je ne suis ni fougueux ni passionné.
Nous aimons autour de nous ce que nous ne trouvons
pas en nous. *Giacomo s'habillait de blanc parce
qu'il était noir ;

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j'adore les américains parce que je suis
allemand.
Pour ce qui est des grecs, je les connaissais fort
peu après quatre mois de séjour en *Grèce. Rien
n'est plus facile que de vivre dans *Athènes sans se
frotter aux naturels du pays. Je n'allais pas au
café, je ne lisais ni la pandore, ni la
minerve, ni aucun journal du cru ; je ne
fréquentais pas le théâtre, parce que j'ai l'oreille
délicate et qu'une fausse note m'offense plus
cruellement qu'un coup de poing : je vivais à la
maison avec mes hôtes, mon herbier et *John *Harris.
J'aurais pu me faire présenter au palais, grâce
à mon passe-port diplomatique et à mon titre officiel.
J'avais remis ma carte chez le maître des
cérémonies et chez la grande maîtresse, et je
pouvais compter sur une invitation au premier
bal de la cour. Je tenais en réserve pour cette
circonstance un bel habit rouge brodé d'argent que ma
tante *Rosenthaler m'avait apporté la veille de mon
départ. C'était l'uniforme de feu son mari,
préparateur d'histoire naturelle à l'institut
philomathique de *Minden. Ma bonne tante, femme de
grand sens, savait qu'un uniforme est bien reçu
dans tout pays, surtout lorsqu'il est rouge. Mon
frère aîné fit observer que j'étais plus grand que
mon oncle, et que les manches de son habit n'arrivaient
pas tout à fait au bout de mes bras ; mais papa
répliqua vivement que la broderie d'argent éblouirait
tout le

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monde, et que les princesses n'y regarderaient pas
de si près.
Malheureusement la cour ne dansa pas de toute
la saison. Les plaisirs de l'hiver furent la
floraison des amandiers, des pêchers et des
citronniers. On parlait vaguement d'un grand bal
pour le 15 mai ; c'était un bruit de ville, accrédité
par quelques journaux semi-officiels ; mais il n'y
fallait pas compter. Mes études marchaient comme
mes plaisirs, au petit pas. Je connaissais à fond
le jardin botanique d'*Athènes, qui n'est ni
très-beau ni très-riche : c'est un sac qu'on a
bientôt vidé. Le jardin royal offrait plus de
ressources : un français intelligent y a
rassemblé toutes les richesses végétales du pays,
depuis les palmiers des îles jusqu'aux
saxifrages du cap sunium. J'ai passé là de bonnes
journées au milieu des plantations de *M *Bareaud.
Le jardin n'est public qu'à certaines heures ; mais
je parlais grec aux sentinelles, et pour l'amour
du grec on me laissait entrer. *M *Bareaud ne
s'ennuyait pas avec moi ; il me promenait partout
pour le plaisir de parler botanique et de parler
français. En son absence, j'allais chercher un
grand jardinier maigre aux cheveux écarlates, et je
le questionnais en allemand : il est bon d'être
polyglotte.
J'herborisais tous les jours un peu dans la
campagne, mais jamais aussi loin que je l'aurais
voulu : les brigands campaient autour d'*Athènes.
Je ne suis

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pas poltron, et la suite de ce récit vous le
prouvera, mais je tiens à la vie. C'est un présent
que j'ai reçu de mes parents ; je veux le conserver
le plus longtemps possible, en souvenir de mon père
et de ma mère. Au mois d'avril 1856, il était
dangereux de sortir de la ville ; il y avait même
de l'imprudence à y demeurer. Je ne m'aventurais
pas sur le versant du *Lycabète sans penser à cette
pauvre *Mme *Daraud qui y fut dévalisée en plein
midi. Les collines de *Daphné me rappelaient la
captivité des deux officiers français. Sur la route
du *Pirée, je songeais involontairement à cette
bande de voleurs qui se promenait en six fiacres
comme une noce, et qui fusillait les passants à
travers les portières. Le chemin du *Pentélique
me rappelait l'arrestation de la duchesse de
*Plaisance ou l'histoire toute récente de *Harris
et de *Lobster. Ils revenaient de la promenade
sur deux chevaux persans appartenant à
*Harris : ils tombent dans une embuscade. Deux
brigands, le pistolet au poing, les arrêtent au
milieu d'un pont. Ils regardent autour d'eux et
voient à leurs pieds, dans le ravin, une douzaine
de coquins armés jusqu'aux dents qui gardaient
cinquante ou soixante prisonniers. Tout ce qui
avait passé par là depuis le lever du soleil avait
été dépouillé, puis garrotté, pour que personne ne
courût donner l'alarme. *Harris était sans armes
comme son neveu. Il lui dit en anglais :
" jetons notre argent ; on ne

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se fait pas tuer pour vingt dollars. " les brigands
ramassent les écus sans quitter la bride des
chevaux : puis ils montrent le ravin et font
signe qu'il y faut descendre. Pour le coup, *Harris
perd patience : il lui répugne d'être lié ; il
n'est pas du bois dont on fait les fagots. Il jette
un regard au petit *Lobster, et au même instant deux
coups de poing parallèles s'abattent comme deux
boulets ramés sur la tête des deux brigands.
L'adversaire de *William roule à la renverse en
déchargeant son pistolet ; celui de *Harris, lancé
plus rudement, passe par-dessus le parapet et
va tomber au milieu de ses camarades. *Harris et
*Lobster étaient déjà loin, éventrant leurs
montures à coups d'éperons. La bande se lève comme
un seul homme et fait feu de toutes ses armes. Les
chevaux sont tués, les cavaliers se dégagent,
jouent des jambes et viennent avertir la
gendarmerie, qui se mit en route le surlendemain
de bon matin.
Notre excellent *Christodule apprit avec un vrai
chagrin la mort des deux chevaux ; mais il ne
trouva pas une parole de blâme pour les meurtriers.
" que voulez-vous ? Disait-il avec une charmante
bonhomie : c'est leur état. " tous les grecs sont
un peu de l'avis de notre hôte. Ce n'est pas que
les brigands épargnent leurs compatriotes et
réservent leurs rigueurs pour les étrangers ;
mais un grec dépouillé par ses frères se dit
avec une certaine résignation que son argent
ne sort pas de la famille. La population se

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voit piller par les brigands comme une femme du
peuple se sent battre par son mari, en admirant
comme il frappe bien. Les moralistes indigènes se
plaignent de tous les excès commis dans la
campagne, comme un père déplore les fredaines de
son fils. On le gronde tout haut, on l'aime tout
bas ; on serait bien fâché qu'il ressemblât au
fils du voisin, qui n'a jamais fait parler de lui.
C'est un fait tellement vrai, qu'à l'époque de mon
arrivée, le héros d'*Athènes était précisément le
fléau de l'*Attique. Dans les salons et dans les
cafés, chez les barbiers où se réunit le petit
peuple, chez les pharmaciens où s'assemble la
bourgeoisie, dans les rues bourbeuses du bazar,
au carrefour poudreux de la belle-*Grèce, au
théâtre, à la musique du dimanche et sur la route
de *Pâtissia, on ne parlait que du grand
*Hadgi-*Stavros, on ne jurait que par
*Hadgi-*Stavros ; *Hadgi-*Stavros l'invincible,
*Hadgi-*Stavros l'effroi des gendarmes,
*Hadgi-*Stavros le roi des montagnes ! On aurait
pu faire (dieu me pardonne ! ) les litanies
d'*Hadgi-*Stavros.
Un dimanche que *John *Harris dînait avec nous,
c'était peu de temps après son aventure, je mis le
bon *Christodule sur le chapitre d'*Hadgi-*Stavros.
Notre hôte l'avait beaucoup fréquenté autrefois,
pendant la guerre de l'indépendance, dans un temps
où le brigandage était moins discuté qu'aujourd'hui.
Il vida son verre de vin de *Santorin, lustra sa

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moustache grise et commença un long récit
entrecoupé de quelques soupirs. Il nous apprit que
*Stavros était le fils d'un papas ou prêtre de l'île
de *Tino. Il naquit, dieu sait en quelle année : les
grecs du bon temps ne connaissent pas leur âge, car
les registres de l'état civil sont une invention
de la décadence. Son père, qui le destinait à
l'église, lui fit apprendre à lire. Vers l'âge de
vingt ans, il fit le voyage de *Jérusalem et ajouta
à son nom le titre de *Hadgi, qui veut dire
pèlerin. *Hadgi-*Stavros, en rentrant au pays,
fut pris par un pirate. Le vainqueur lui trouva
des dispositions, et de prisonnier le fit
matelot. C'est ainsi qu'il commença à guerroyer
contre les navires turcs, et généralement contre
tous ceux qui n'avaient pas de canons à bord. Au
bout de quelques années de service, il s'ennuya de
travailler pour les autres et résolut de s'établir à
son compte. Il n'avait ni bateau, ni argent pour en
acheter un ; force lui fut d'exercer la piraterie à
terre. Le soulèvement des grecs contre la *Turquie
lui permit de pêcher en eau trouble. Il ne sut
jamais bien exactement s'il était brigand ou
insurgé, ni s'il commandait à des voleurs ou à des
partisans. Sa haine pour les turcs ne l'aveuglait
pas à ce point qu'il passât près d'un village grec
sans le voir et le fouiller. Tout argent lui était
bon, qu'il vînt des amis ou des ennemis, du vol
simple ou du glorieux pillage. Une si sage
impartialité augmenta rapidement sa fortune.

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Les bergers accoururent sous son drapeau,
lorsqu'on sut qu'il y avait gros à gagner avec lui :
sa réputation lui fit une armée. Les puissances
protectrices de l'insurrection eurent connaissance
de ses exploits, mais non de ses économies ; en ce
temps-là, on voyait tout en beau. *Lord *Byron
lui dédia une ode, les poëtes et les rhéteurs
de *Paris le comparèrent à *épaminondas et même
à ce pauvre *Aristide. On broda pour lui des
drapeaux au faubourg *Saint-*Germain ; on lui envoya
des subsides. Il reçut de l'argent de *France, il en
reçut d'*Angleterre et de *Russie ; je ne voudrais pas
jurer qu'il n'en a jamais reçu de *Turquie : c'était
un vrai pallicare ! à la fin de la guerre, il se vit
assiégé, avec les autres chefs, dans l'acropole
d'*Athènes. Il logeait aux propylées, entre
*Margaritis et *Lygandas, et chacun d'eux gardait
ses trésors au chevet de son lit. Par une belle nuit
d'été, le toit tomba si adroitement qu'il écrasa
tout le monde, excepté *Hadgi-*Stavros, qui fumait
son narghilé au grand air. Il recueillit l'héritage
de ses compagnons, et chacun pensa qu'il l'avait
bien gagné. Mais un malheur qu'il ne prévoyait
pas vint arrêter le cours de ses succès : la paix
se fit. *Hadgi-*Stavros, retiré à la campagne
avec son argent, assistait à un étrange spectacle.
Les puissances qui avaient mis la *Grèce en
liberté essayaient de fonder un royaume. Des
mots mal sonnants venaient bourdonner autour

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des oreilles velues du vieux pallicare ; on parlait
de gouvernement, d'armée, d'ordre public. On le fit
bien rire en lui annonçant que ses propriétés étaient
comprises dans une sous-préfecture. Mais lorsque
l'employé du fisc se présenta chez lui pour toucher
les impôts de l'année, il devint sérieux. Il jeta le
percepteur à la porte, non sans l'avoir soulagé de
tout l'argent qu'il avait sur lui. La justice lui
chercha querelle ; il reprit le chemin des
montagnes. Aussi bien, il s'ennuyait dans sa maison.
Il comprenait jusqu'à un certain point qu'on eût
un toit, mais à condition de dormir dessus.
Ses anciens compagnons d'armes étaient dispersés
par tout le royaume. L'état leur avait donné
des terres ; ils les cultivaient en rechignant,
et mangeaient du bout des dents le pain amer du
travail. Lorsqu'ils apprirent que le chef était
brouillé avec la loi, ils vendirent leurs champs
et coururent le rejoindre. Quant à lui, il se
contenta d'affermer ses biens : il a des qualités
d'administrateur.
La paix et l'oisiveté l'avaient rendu malade. L'air
des montagnes le ragaillardit si bien, qu'en 1846 il
songea au mariage. Il avait assurément passé la
cinquantaine, mais les hommes de cette trempe
n'ont rien à démêler avec la vieillesse ; la mort
même y regarde à deux fois avant de les
entreprendre. Il épousa une riche héritière, d'une
des meilleures familles de *Laconie, et devint
ainsi l'allié des plus

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grands personnages du royaume. Sa femme le suivit
partout, lui donna une fille, prit les fièvres et
mourut. Il éleva son enfant lui-même, avec des soins
presque maternels. Lorsqu'il faisait sauter la petite
sur ses genoux, les brigands ses compagnons lui
disaient en riant : " il ne te manque que du lait. "
l'amour paternel donna un nouveau ressort à
son esprit. Pour amasser à sa fille une dot royale,
il étudia la question d'argent, sur laquelle il
avait eu des idées trop primitives. Au lieu d'entasser
ses écus dans des coffres, il les plaça. Il apprit
les tours et les détours de la spéculation ; il
suivit le cours des fonds publics en *Grèce et à
l'étranger. On prétend même que, frappé des
avantages de la commandite, il eut l'idée de mettre
le brigandage en actions. Il a fait plusieurs
voyages en *Europe, sous la conduite d'un grec
de *Marseille qui lui servait d'interprète. Pendant
son séjour en *Angleterre, il assista à une
élection dans je ne sais quel bourg pourri du
*Yorkshire : ce beau spectacle lui inspira
des réflexions profondes sur le gouvernement
constitutionnel et ses profits. Il revint décidé à
exploiter les institutions de sa patrie et à s'en
faire un revenu. Il brûla bon nombre de villages
pour le service de l'opposition ; il en détruisit
quelques autres dans l'intérêt du parti conservateur.
Lorsqu'on voulait renverser un ministère, on
n'avait qu'à s'adresser à lui : il prouvait par des
arguments irréfutables

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que la police était mal faite, et qu'on
n'obtiendrait un peu de sécurité qu'en changeant le
cabinet. Mais en revanche il donna de rudes leçons
aux ennemis de l'ordre en les punissant par où ils
avaient péché. Ses talents politiques se firent si
bien connaître que tous les partis le tenaient en
haute estime. Ses conseils, en matière d'élection,
étaient presque toujours suivis ; si bien que,
contrairement au principe du gouvernement
représentatif, qui veut qu'un seul député exprime
la volonté de plusieurs hommes, il était
représenté, lui sel, par une trentaine de députés.
Un ministre intelligent, le célèbre *Rhalettis,
s'avisa qu'un homme qui touchait si souvent aux
ressorts du gouvernement finirait peut-être
par déranger la machine. Il entreprit de lui lier
les mains par un fil d'or. Il lui donna rendez-vous
à *Carvati, entre l'*Hymette et le *Pentélique, dans
la maison de campagne d'un consul étranger.
*Hadgi-*Stavros y vint, sans escorte et sans armes.
Le ministre et le brigand, qui se connaissaient de
longue date, déjeunèrent ensemble comme deux vieux
amis. Au dessert, *Rhalettis lui offrit amnistie
pleine et entière pour lui et les siens, un
brevet de général de division, le titre de sénateur
et dix mille hectares de forêts en toute propriété.
Le pallicare hésita quelque temps, et finit par
répondre non. " j'aurais peut-être accepté il y a
vingt ans, dit-il, mais aujourd'hui je suis trop
vieux. Je ne peux pas,

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à mon âge, changer ma manière de vivre. La
poussière d'*Athènes ne me vaut rien ; je dormirais
au sénat, et si tu me donnais des soldats à
commander, je serais capable de décharger mes
pistolets sur leurs uniformes, par la force de
l'habitude. Retourne donc à tes affaires et
laisse-moi vaquer aux miennes. "
*Rhalettis ne se tint pas pour battu. Il essaya
d'éclairer le brigand sur l'infamie du métier qu'il
exerçait. *Hadgi-*Stavros se mit à rire et lui dit
avec une aimable cordialité :
" compère ! Le jour où nous écrirons nos péchés,
lequel de nous deux aura la liste la plus longue ?
-songe enfin, ajouta le ministre, que tu ne
saurais échapper à ta destinée : tu mourras un jour
ou l'autre de mort violente.
-allah kerim ! Répondit-il en turc. Ni toi ni
moi n'avons lu dans les étoiles. Mais j'ai du moins
un avantage : c'est que mes ennemis portent un
uniforme et je les reconnais de loin. Tu ne peux
pas en dire autant des tiens. Adieu, frère. "
six mois après, le ministre mourut assassiné par
ses ennemis politiques ; le brigand vit encore.
Notre hôte ne nous raconta pas tous les exploits
de son héros : la journée n'y aurait pas suffi. Il se
contenta d'énumérer les plus remarquables. Je ne
crois pas qu'en aucun pays les émules
d'*Hadgi-*Stavros aient jamais rien fait de plus
artistique que

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l'arrestation du *Niebuhr. c'est un vapeur du
Lloyd autrichien que le pallicare a dévalisé à terre,
sur les onze heures du matin. Le *Niebuhr
venait de *Constantinople : il déposa sa cargaison
et ses passagers à *Calamaki, à l'orient de
l'isthme de *Corinthe. Quatre fourgons et deux
omnibus prirent les passagers et les marchandises
pour les transporter de l'autre côté de l'isthme,
au petit port de *Loutraki, où un autre bateau
les attendait. Il attendit longtemps. *Hadgi-*Stavros,
en plein jour, sur une belle route, en pays plat
et déboisé, enleva les marchandises, les bagages,
l'argent des voyageurs et les munitions des
gendarmes qui escortaient le convoi. " ce fut
une journée de deux cent cinquante mille francs ! "
nous dit *Christodule avec une nuance d'envie.
On a beaucoup parlé des cruautés d'*Hadgi-*Stavros.
Son ami *Christodule nous prouva qu'il ne faisait
pas le mal par plaisir. C'est un homme sobre
et qui ne s'enivre de rien, pas même de sang. S'il
lui arrive de chauffer un peu trop fort les pieds
d'un riche paysan, c'est pour savoir où le ladre a
caché ses écus. En général, il traite avec douceur
les prisonniers dont il espère une rançon. Dans
l'été de 1854, il descendit un soir ave sa bande
chez un gros marchand de l'île d'*Eubée, *M *Voïdi.
Il trouva la famille assemblée, plus un vieux juge
au tribunal de *Chalcis, qui faisait sa partie de
cartes avec le maître de la maison. *Hadgi-*Stavros
offrit au magistrat

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de lui jouer sa liberté : il perdit et s'exécuta
de bonne grâce. Il emmena *M *Voïdi, sa fille et son
fils ; il lassa la femme pour qu'elle pût s'occuper
de la rançon. Le jour de l'enlèvement, le marchand
avait la goutte, sa fille avait la fièvre, le petit
garçon était pâle et boursouflé. Ils revinrent deux
mois après, tous guéris par l'exercice, le grand air
et les bons traitements. Toute une famille
recouvra la santé pour cinquante mille francs :
était-ce payé trop cher ?
" je confesse, ajouta *Christodule, que notre ami
est sans pitié pour les mauvais payeurs. Lorsqu'une
rançon n'est pas soldée à l'échéance, il tue ses
prisonniers avec une exactitude commerciale : c'est
sa façon de protester les billets. Quelle que soit
mon admiration pour lui et l'amitié qui unit nos
deux familles, je ne lui ai pas encore pardonné le
meurtre des deux petites filles de *Mistra. C'était
deux jumelles de quatorze ans, jolies comme deux
petites statues de marbre, fiancées toutes deux
à des jeunes gens de *Léondari. Elles se
ressemblaient si exactement, qu'en les voyant
ensemble on croyait y voir double et l'on se frottait
les yeux. Un matin, elles allaient vendre des cocons
à la filature ; elles portaient ensemble un grand
panier, et elles couraient légèrement sur la route
comme deux colombes attelées au même char.
*Hadgi-*Stavros les emmena dans la montagne et
écrivit à leur mère

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qu'il les rendrait pour dix mille francs, payables
à la fin du mois. La mère était une veuve aisée,
propriétaire de beaux mûriers, mais pauvre d'argent
comptant, comme nous sommes tous. Elle emprunta sur
ses biens, ce qui n'est jamais facile, même à vingt
pour cent d'intérêt. Il lui fallut six semaines
et plus pour réunir la somme. Lorsqu'elle eut enfin
l'agent, elle le chargea sur un mulet et partit
à pied pour le camp d'*Hadgi-*Stavros. Mais en
entrant dans la grande langada du *Taygète, à
l'endroit où l'on trouve sept fontaines sous un
platane, le mulet qui marchait devant s'arrêta net
et refusa de faire un pas. Alors la pauvre mère vit
sur le bord du chemin ses petites filles. Elles
avaient le cou coupé jusqu'à l'os, et ces jolies
têtes ne tenaient presque plus au corps. Elle prit
les deux pauvres créatures, les chargea elle-même
sur le mulet et les ramena à *Mistra. Elle ne put
jamais pleurer : aussi elle devint folle et mourut.
Je sais qu'*Hadgi-*Stavros a regretté ce qu'il avait
fait : il croyait que la veuve était plus riche
et qu'elle ne voulait pas payer. Il avait tué les
deux enfants pour l'exemple. Il est certain que
depuis ce temps-là ses recouvrements se sont
toujours bien faits, et que personne n'a plus osé
le faire attendre.
- brutta carogna ! cria *Giacomo en frappant un
coup qui ébranla la maison comme un tremblement
de terre. Si jamais il me tombe sous la main, je
lui

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servirai une rançon de dix mille coups de poing qui
lui permettra de se retirer des affaires.
-moi, dit le petit *Lobster avec son sourire
tranquille, je ne demande qu'à le rencontrer à
cinquante pas de mon revolver. Et vous, oncle
*John ? "
*Harris sifflait entre ses dents un petit air
américain, aigu comme une lame de stylet.
" en croirai-je mes oreilles ? Ajouta de sa voix
flûtée le bon *M *Mérinay, mortel harmonieux.
Est-il possible que de telles horreurs se commettent
dans un siècle comme le nôtre ! Je sais bien que la
société pour la moralisation des malfaiteurs
n'a pas encore établi de succursales dans ce
royaume ; mais en attendant n'avez-vous pas une
gendarmerie ?
-certainement, reprit *Christodule : 50 officiers,
152 brigadiers et 1250 gendarmes, dont 150 à
cheval. C'est la meilleure troupe du royaume, après
celle d'*Hadgi-*Stavros.
-ce qui m'étonne, dis-je à mon tour, c'est que
la fille du vieux coquin l'ait laissé faire.
-elle n'est pas avec lui.
-à la bonne heure ! Où est-elle ?
-en pension.
-à *Athènes ?
-vous m'en demandez trop : je n'en sais pas
si long. Toujours est-il que celui qui l'épousera
fera un beau mariage.

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-oui, dit *Harris. On assure également que la
fille de *Calcraft n'est pas un mauvais parti.
-qu'est-ce que *Calcraft ?
-le bourreau de *Londres. "
à ce mot, *Dimitri, le fils de *Christodule, rougit
jusqu'aux oreilles. " pardon, monsieur, dit-il à
*John *Harris, il y a une grande différence entre
un bourreau et un brigand. Le métier de bourreau
est infâme ; la profession de brigand est honorée.
Le gouvernement est obligé de garder le bourreau
d'*Athènes au fort *Palamède, sans quoi il serait
assassiné ; tandis que personne ne veut de mal à
*Hadgi-*Stavros, et que les plus honnêtes gens du
royaume seraient fiers de lui donner la main. "
*Harris ouvrait la bouche pour répliquer, lorsque
la sonnette de la boutique retentit. C'était la
servante qui rentrait avec une jeune fille de quinze
à seize ans, habillée comme la dernière gravure du
journal des modes. *Dimitri se leva en disant :
" c'est *Photini !
-messieurs, dit le pâtissier, parlons d'autre
chose, s'il vous plaît. Les histoires de brigands
ne sont pas faites pour les demoiselles. "
*Christodule nous présenta *Photini comme la fille
d'un de ses compagnons d'armes, le colonel *Jean,
commandant de place à *Nauplie. Elle s'appelait
donc *Photini fille de *Jean, suivant l'usage du
pays, où il n'y a pas, à proprement parler, de noms
de famille.

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La jeune athénienne était laide, comme les neuf
dixièmes des filles d'*Athènes. Elle avait de jolies
dents et de beaux cheveux, mais c'était tout. Sa
taille épaisse semblait mal à l'aise dans un corset
de *Paris. Ses pieds arrondis en fore de fers à
repasser devaient souffrir le supplice : ils étaient
faits pour se traîner dans des babouches, et non
pour se serrer dans des bottines de *Meyer. Sa face
rappelait si peu le type grec, qu'elle manquait
absolument de profil. Elle était plate, comme si
une nourrice imprudente avait commis la faute de
s'asseoir sur la figure de l'enfant. La toilette
ne va pas à toutes les femmes : elle donnait presque
un ridicule à la pauvre *Photini. Sa robe à volants
soulevée par une puissante crinoline faisait
ressortir la gaucherie de sa personne et la maladresse
de ses mouvements. Les bijoux du palais-royal
dont elle était émaillée semblaient autant de points
d'exclamation destinés à signaler les imperfections
de son corps. Vous auriez dit une grosse et courte
servante qui s'est endimanchée dans la garde-robe
de sa maîtresse.
Aucun de nous ne s'étonna que la fille d'un
simple colonel fût si chèrement habillée pour passer
son dimanche dans la maison d'un pâtissier. Nous
connaissions assez le pays pour savoir que la
toilette est la plaie la plus incurable de la
société grecque. Les filles de la campagne font
percer des pièces d'argent, les cousent ensemble
en forme de

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casque et s'en coiffent aux jours de gala. Elles
portent leur dot sur la tête. Les filles de la ville
la dépensent chez les marchands, et la portent sur
tout le corps.
*Photini était en pension à l'hétairie. C'est, comme
vous savez, une maison d'éducation établie sur le
modèle de la légion d'honneur, mais régie par des
lois plus larges et plus tolérantes. On y élève
non seulement les filles des soldats, mais
quelquefois aussi les héritières des brigands.
La fille du colonel *Jean savait un peu de français
et d'anglais ; mais sa timidité ne lui permettait pas
de briller dans la conversation. J'ai su plus tard que
sa famille comptait sur nous pour la perfectionner
dans les langues étrangères. Son père, ayant appris
que *Christodule hébergeait des européens honnêtes
et instruits, avait prié le pâtissier de la faire
sortir tous les dimanches et de lui servir de
correspondant. Ce marché paraissait agréer à
*Christodule, et surtout à son fils *Dimitri. Le
jeune domestique de place dévorait des yeux la pauvre
pensionnaire, qui ne s'en apercevait pas.
Nous avions fait le projet d'aller tous ensemble à
la musique. C'est un beau spectacle, que les
athéniens se donnent à eux-mêmes tous les dimanches.
Le peuple entier se rend, en grands atours, dans un
champ de poussière, pour entendre des valses et des
quadrilles joués par une musique de régiment. Les

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pauvres y vont à pied, les riches en voiture, les
élégants à cheval. La cour n'y manquerait pas pour
un empire. Après le dernier quadrille chacun
retourne chez soi, l'habit poudreux, le coeur
content, et l'on dit : " nous nous sommes bien
amusés. "
il est certain que *Photini comptait se montrer à
la musique, et son admirateur *Dimitri n'était pas
fâché d'y paraître avec elle ; car il portait une
redingote neuve qu'il avait achetée toute faite au
dépôt de la belle-jardinière. malheureusement
la pluie se mit à tomber si dru, qu'il fallut rester
à la maison. Pour tuer le temps, *Maroula nous
offrit de jouer des bonbons : c'est un
divertissement à la mode dans la société moyenne.
Elle prit un bocal dans la boutique, et distribua
à chacun de nous une poignée de bonbons indigènes,
au girofle, à l'anis, au poivre et à la chicorée.
Là-dessus, on donna les cartes, et le premier
qui savait en rassembler neuf de la même couleur
recevait trois dragées de chacun de ses adversaires.
Le maltais *Giacomo témoigna, par son attention
soutenue, que le gain ne lui était pas indifférent.
Le hasard se déclara pour lui : il fit une
fortune, et nous le vîmes engloutir sept ou huit
poignées de bonbons qui s'étaient promenés dans les
mains de tout le monde et de *M *Mérinay.
Moi, qui prenais moins d'intérêt à la partie, je
concentrai mon attention sur un phénomène curieux
qui se produisait à ma gauche. Tandis que les
regards

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du jeune athénien venaient se briser un à un
contre l'indifférence de *Photini, *Harris, qui ne la
regardait pas, l'attirait à lui par une force
invisible. Il tenait ses cartes d'un air passablement
distrait, bâillait de temps en temps avec une
candeur américaine, ou sifflait yankee doodle,
sans respect pour la compagnie. Je crois que le
récit de *Christodule l'avait frappé, et que son
esprit trottait dans la montagne à la poursuite
d'*Hadgi-*Stavros. Dans tous les cas, s'il pensait
à quelque chose, ce n'était assurément pas à
l'amour. Peut-être la jeune fille n'y songeait-elle
pas non plus, car les femmes grecques ont presque
toutes au fond du coeur un bon pavé d'indifférence.
Cependant elle regardait mon ami *John comme une
alouette regarde un miroir. Elle ne le connaissait
pas ; elle ne savait rien de lui, ni son nom,
ni son pays, ni sa fortune. Elle ne l'avait point
entendu parler, et quand même elle l'aurait entendu,
elle n'était certainement pas apte à juger s'il
avait de l'esprit. Elle le voyait très-beau, et
c'était assez. Les grecs d'autrefois adoraient
la beauté ; c'est le seul de leurs dieux qui n'ait
jamais eu d'athées. Les grecques d'aujourd'hui,
malgré la décadence, savent encore distinguer
un apollon d'un magot. On trouve dans le recueil
de *M *Fauriel une petite chanson qui peut se
traduire ainsi :
" jeunes garçons, voulez-vous savoir ; jeunes filles,
voulez-vous apprendre comment l'amour entre

page 39

chez nous ? Il entre par les yeux ; des yeux il
descend dans le coeur, et dans le coeur il prend
racine. "
décidément, *Photini savait la chanson ; car elle
ouvrait de grands yeux pour que l'amour pût y
entrer sans se baisser.
La pluie ne se lassait pas de tomber, ni *Dimitri
de lorgner la jeune fille, ni la jeune fille de
regarder *Harris, ni *Giacomo de croquer des
bonbons, ni *M *Mérinay de raconter au petit *Lobster
un chapitre d'histoire ancienne, qu'il n'écoutait pas.
à huit heures, *Maroula mit le couvert pour le
souper. *Photini fut placée entre *Dimitri et
moi, qui ne tirais pas à conséquence. Elle causa peu
et ne mangea rien. Au dessert, quand la servante
parla de la reconduire, elle fit un effort visible
et me dit à l'oreille :
" *M *Harris est-il marié ? "
je pris plaisir à l'embarrasser un peu, et je
répondis :
" oui, mademoiselle ; il a épousé la veuve des
doges de *Venise.
-est-il possible ! Quel âge a-t-elle ?
-elle est vieille comme le monde, et éternelle
comme lui.
-ne vous moquez pas de moi ; je suis une
pauvre fille, et je ne comprends pas vos
plaisanteries d'*Europe.

page 40

-en autres termes, mademoiselle, il a épousé
la mer ; c'est lui qui commande le stationnaire
américain the fancy. "
elle me remercia avec un tel rayonnement de
joie, que sa laideur en fut éclipsée, et que je la
trouvai jolie pendant une seconde au moins.

page 41

III *Mary-*Ann :
les études de ma jeunesse ont développé en moi
une passion qui a fini par empiéter sur toutes les
autres : c'est le désir de savoir, ou, si vous
aimez mieux l'appeler autrement, la curiosité.
Jusqu'au jour où je partis pour *Athènes, mon
seul plaisir avait été d'apprendre ; mon seul
chagrin, d'ignorer. J'aimais la science comme une
maîtresse, et personne n'était encore venu lui
disputer mon coeur. En revanche, il faut convenir
que je n'étais pas tendre, et que la poésie
et *Hermann *Schultz entraient rarement par la
même porte. Je me promenais dans le monde, comme
dans un vaste muséum, la loupe à la main.
J'observais les plaisirs et les souffrances
d'autrui comme des faits dignes d'étude, mais
indignes d'envie ou de pitié. Je ne jalousais
pas plus un heureux ménage qu'un couple de palmiers
mariés par le vent ; j'avais juste autant de
compassion pour un coeur déchiré par l'amour que
pour un géranium

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grillé par la gelée. Quand on a disséqué des
animaux vivants, on n'est plus guère sensible aux
cris de la chair palpitante. J'aurais été bon
public dans un combat de gladiateurs.
L'amour de *Photini pour *John *Harrs eût apitoyé
tout autre qu'un naturaliste. La pauvre créature
aimait à tort et à travers, suivant la belle
expression d'*Henri *IV ; et il était évident qu'elle
aimerait en pure perte. Elle était trop timide
pour laisser percer son amour, et *John était
trop brouillon pour le deviner. Quand même il se
serait aperçu de quelque chose, le moyen d'espérer
qu'il s'intéresserait à une laideron naïve des
bords de l'*Ilissus ? *Photini passa quatre
autres journées avec lui, les quatre dimanches
d'avril. Elle le regarda, du matin au soir, avec
des yeux languissants et désespérés ; mais elle ne
trouva jamais le courage d'ouvrir la bouche en sa
présence. *Harris sifflait tranquillement, *Dimitri
grondait comme un jeune dogue, et moi, j'observais
en souriant cette étrange maladie dont ma
constitution m'avait toujours préservé.
Mon père m'écrivit sur ces entrefaites pour me
dire que les affaires allaient bien mal, que les
voyageurs étaient rares, que la vie était chère,
que nos voisins d'en face venaient d'émigrer, et
que si j'avais trouvé une princesse russe, je n'avais
rien de mieux à faire que de l'épouser sans délai.
Je répondis que je n'avais trouvé personne à
séduire, si ce n'est la

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fille d'un pauvre colonel grec ; qu'elle était
sérieusement éprise, mais d'un autre que moi ; que je
pourrais, avec un peu d'adresse, devenir son
confident, mais que je ne serais jamais son mari.
Au demeurant, ma santé était bonne, mon herbier
magnifique. Mes recherches, renfermées jusque-là
dans la banlieue d'*Athènes, allaient pouvoir
s'étendre plus loin. La sécurité renaissait ;
les brigands avaient été battus par la gendarmerie,
et tous les journaux annonçaient la dispersion
de la bande d'*Hadgi-*Stavros. Dans un mois au
plus tard je pourrais me remettre en route pour
l'*Allemagne, et solliciter une place qui donnât
du pain à toute la famille.
Nous avions lu, le dimanche 28 avril, dans le
siècle d'*Athènes, la grande défaite du
roi des montagnes. Les rapports officiels disaient
qu'il avait eu vingt hommes mis hors de combat,
son camp brûlé, sa troupe dispersée, et que la
gendarmerie l'avait poursuivi jusque dans les
marais de *Marathon. Ces nouvelles, fort agréables
à tous les étrangers, avaient paru causer moins
de plaisir aux grecs, et particulièrement à nos
hôtes. *Christodule, pour un lieutenant de la
phalange, manquait d'enthousiasme, et la fille du
colonel *Jean avait failli pleurer en écoutant la
défaite du brigand. *Harris, qui avait apporté
le journal, ne dissimulait pas sa joie. Quant à
moi, je rentrais en possession de la campagne, et
j'étais enchanté. Dès le 30 au matin, je me mis en
route

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avec ma boîte et mon bâton. *Dimitri m'éveilla sur
les quatre heures. Il allait prendre les ordres
d'une famille anglaise, débarquée depuis quelques
jours à l'hôtel des étrangers.
Je descendis la rue d'*Hermès jusqu'au carrefour
de la belle-grèce, et je pris la rue d'*éole. En
passant devant la place des canons, je saluai
la petite artillerie du royaume, qui sommeille
sous un hangar, en rêvant la prise de
*Constantinople, et j'arrivai en quatre enjambées
à la promenade de patissia. Les mélias qui la
bordent des deux côtés commençaient à entr'ouvrir
leurs fleurs odorantes. Le ciel, d'un bleu foncé,
blanchissait imperceptiblement entre l'*Hymette
et le *Pentélique. Devant moi, à l'horizon,
les sommets du *Parnès se dressaient comme une
muraille ébréchée : c'était le but de mon voyage. Je
descendis par un chemin de traverse jusqu'à la
maison de la comtesse *Janthe *Théotoki, occupée
par la légation de *France ; je longeai les jardins
du prince *Michel *Soutzo et l'académie de
*Platon, qu'un président de l'aréopage mit en
loterie il y a quelques années, et j'entrai dans
le bois d'oliviers. Les grives matinales et les
merles, leurs cousins germains, sautillaient
dans les feuillages argentés et bavardaient
joyeusement sur ma tête. Au débouché du bois, je
traversai de grandes orges vertes où les chevaux
de l'*Attique, courts et trapus comme sur la
frise du *Parthénon, se consolaient du fourrage sec

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et de la nourriture échauffante de l'hiver. Des
bandes de tourterelles s'envolaient à mon approche,
et les alouettes huppées montaient verticalement
dans le ciel comme les fusées d'un feu d'artifice.
De temps en temps une tortue indolente traversait
le chemin en traînant sa maison. Je la couchais
soigneusement sur le dos ! Et je poursuivais ma
route en lui laissant l'honneur de se tirer d'affaire.
Après deux heures de marche, j'entrai dans le
désert. Les traces de culture disparaissaient ; on ne
voyait sur le sol aride que des touffes d'herbe
maigre, des oignons d'ornithogale ou de longues
tiges d'asphodèles desséchées. Le soleil se levait et
je voyais distinctement les sapins qui hérissent le
flanc du *Parnès. Le sentier que j'avais pris
n'était pas un guide bien sûr, mais je me dirigeais
sur un groupe de maisons éparpillées au revers de
la montagne, et qui devaient être le village de
*Castia.
Je franchis d'une enjambée le céphise éleusinien,
au grand scandale des petites tortues plates
qui sautaient à l'eau comme de simples grenouilles.
à cent pas plus loin, le chemin se perdit dans
un ravin large et profond, creusé par les pluies de
deux ou trois mille hivers. Je supposai avec
quelque raison que le ravin devait être la route.
J'avais remarqué, dans mes excursions précédentes,
que les grecs se dispensent de tracer un chemin
toutes les fois que

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l'eau a bien voulu se charger de la besogne.
Dans ce pays, où l'homme contrarie peu le travail
de la nature, les torrents sont routes royales ; les
ruisseaux, routes départementales ; les rigoles,
chemins vicinaux. Les orages font l'office
d'ingénieurs des ponts et chaussées, et la pluie est
un agent voyer qui entretient, sans contrôle, les
chemins de grande et petite communication. Je
m'enfonçai donc dans le ravin, et je poursuivis ma
promenade entre deux rives escarpées qui me
cachaient la plaine, la montagne et mon but. Mais
le chemin capricieux faisait tant de détours,
que bientôt il me fut difficile de savoir dans
quelle direction je marchais, et si je ne tournais
pas le dos au *Parnès. Le parti le plus sage eût
été de grimper sur l'une ou l'autre rive et de
m'orienter en plaine ; mais les talus étaient à
pic, j'étais las, j'avais faim, et je me trouvais
bien à l'ombre. Je m'assis sur un galet de
marbre, je tirai de ma boîte un morceau de pain,
une épaule d'agneau froid, et une gourde du petit
vin que vous savez. Je me disais : " si je suis sur un
chemin, il y passera peut-être quelqu'un, et je
m'informerai. "
en effet, comme je refermais mon couteau pour
m'étendre à l'ombre avec cette douce quiétude qui
suit le déjeuner des voyageurs et des serpents, je
crus entendre un pas de cheval. J'appliquai une
oreille contre terre et je reconnus que deux ou trois

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cavaliers s'avançaient derrière moi. Je bouclai ma
boîte sur mon dos, et je m'apprêtai à les suivre,
dans le cas où ils se dirigeraient sur le *Parnès.
Cinq minutes après, je vis apparaître deux dames
montées sur des chevaux de manège et équipées
comme des anglaises en voyage. Derrière elles
marchait un piéton que je n'eus pas de peine à
reconnaître : c'était *Dimitri.
Vous qui avez un peu couru le monde, vous
n'êtes pas sans avoir remarqué que le voyageur se
met toujours en marche sans aucun souci des
vanités de la toilette ; mais que s'il vient à
rencontrer des dames, fussent-elles plus vieilles
que la colombe de l'arche, il sort brusquement de
cette indifférence et jette un regard inquiet
sur son enveloppe poudreuse. Avant même de
distinguer la figure des deux amazones derrière
leurs voiles de crêpe bleu, j'avais fait
l'inspection de toute ma personne, et j'avais été
assez satisfait. Je portais les vêtements que vous
voyez, et qui sont encore présentables, quoiqu'ils
me servent depuis bientôt deux ans. Je n'ai changé
que ma coiffure : une casquette, fût-elle aussi belle
et aussi bonne que celle-ci, ne protégerait pas un
voyageur contre les coups de soleil. J'avais un
chapeau de feutre gris à larges bords, où la
poussière ne marquait point.
Je l'ôtai poliment sur le passage des deux dames
qui ne parurent pas s'inquiéter grandement de mon

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salut. Je tendis la main à *Dimitri, et il
m'apprit en quelques mots tout ce que je voulais
savoir.
" suis-je bien sur le chemin du *Parnès ?
-oui, nous y allons.
-je peux faire route avec vous.
-pourquoi pas ?
-qu'est-ce que ces dames ?
-mes anglaises. Le milord est resté à l'hôtel.
-quelle espèce de gens ?
-peuh ! Des banquiers de *Londres. La vieille
dame est *Mme *Simons, de la maison *Barley et
compagnie ; le milord est son frère ; la demoiselle
est sa fille.
-jolie ?
-suivant les goûts. J'aime mieux *Photini.
-irez-vous jusqu'à la forteresse de *Philé ?
-oui. Elles m'ont pris pour une semaine, à
dix francs par jour et nourri. C'est moi qui
organiserai les promenades. J'ai commencé par
celle-ci, parce que je savais vous rencontrer. Mais
quelle guêpe les pique ? "
la vieille dame, ennuyée de voir que je lui
empruntais son domestique, avait mis sa bête au trot
dans un passage où, de mémoire de cheval,
personne n'avait jamais trotté. L'autre animal,
piqué au jeu, essayait de prendre la même allure,
et, si nous avions causé quelques minutes de plus,
nous étions distancés. *Dimitri courut rejoindre ces
dames, et j'entendis *Mme *Simons lui dire en
anglais :

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" ne vous éloignez pas. Je suis anglaise et je
veux être bien servie. Je ne vous paye pas pour
faire la conversation avec vos amis. Qu'est-ce que
ce grec avec qui vous causiez ?
-c'est un allemand, madame.
-ah ! ... qu'est-ce qu'il fait ?
-il cherche des herbes.
-c'est donc un apothicaire ?
-non, madame ; c'est un savant.
-ah ! ... sait-il l'anglais ?
-oui, madame, très-bien.
-ah ! ... "
les trois " ah ! " de la vieille dame furent dits
sur trois tons différents que j'aurais eu du plaisir
à noter si j'avais su la musique. Ils indiquaient
par des nuances bien sensibles les progrès que
j'avais faits dans l'estime de *Mme *Simons.
Cependant elle ne m'adressa pas la parole, et je
suivis la petite caravane à quelques pas de distance.
*Dimitri n'osait plus causer avec moi : il
marchait en avant, comme un prisonnier de guerre.
Tout ce qu'il put faire en ma faveur fut de me
lancer deux ou trois regards qui voulaient dire
en français : " que ces anglaises sont pimbêches ! "
miss *Simons ne retournait pas la tête, et j'étais
hors d'état de décider en quoi sa laideur différait
de celle de *Photini. Ce que je pus voir sans
indiscrétion, c'est que la jeune anglaise était
grande et merveilleusement faite. Ses épaules

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étaient larges, sa taille ronde comme un jonc et
souple comme un roseau. Le peu qu'on apercevait de
son cou m'eût fait penser aux cygnes du jardin
zoologique, quand même je n'aurais pas été
naturaliste.
Sa mère se retourna pour lui parler, et je
doublai le pas, dans l'espoir d'entendre sa voix. Ne
vous ai-je pas averti que j'étais passionnément
curieux ? J'arrivai juste à temps pour recueillir
la conversation suivante :
" *Mary-*Ann !
-maman ?
-j'ai faim.
-avez-vous ?
-j'ai.
-moi, maman, j'ai chaud.
-avez-vous ?
-j'ai. "
vous croyez que ce dialogue éminemment anglais
me fit sourire ? Point du tout, monsieur :
j'étais sous le charme. La voix de *Mary-*Ann avait
suivi je ne sais quel chemin pour pénétrer je ne
sais où ; le fait est qu'en l'écoutant j'éprouvai
comme une angoisse délicieuse, et je me sentis
très-agréablement étouffé. De ma vie, je n'avais rien
entendu de plus jeune, de plus frais, de plus
argentin que cette petite voix. Le son d'une pluie
d'or tombant sur le toit de mon père m'aurait paru

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moins doux, en vérité. " quel malheur, pensais-je
en moi-même, que les oiseaux le plus mélodieux
soient nécessairement les plus laids ! " et je
craignais de voir son visage, et pourtant je mourais
d'envie de la regarder en face, tant la curiosité
a d'empire sur moi.
*Dimitri comptait faire déjeuner les deux
voyageuses au khan de calyvia. C'est une auberge
construite en planches mal jointes ; mais on y
trouve en toute saison une outre de vin résiné, une
bouteille de rhaki, c'est-à-dire d'anisette,
du pain bis, des oeufs, et tout un régiment de
vénérables couveuses que la mort transforme en
poulets, en vertu de la métempsycose. Malheureusement
le khan était désert, et la porte fermée. à cette
nouvelle, *Mme *Simons fit une querelle très-aigre
à *Dimitri, et comme elle se retournait en arrière,
elle me montra une figure aussi anguleuse que la
lame d'un couteau de *Sheffield, et deux rangées
de dents semblables à des palissades. " je suis
anglaise, disait-elle, et j'ai la prétention de
manger lorsque j'ai faim.
-madame, réliqua piteusement *Dimitri, vous
déjeunerez dans une demi-heure au village de
*Castia. "
moi qui avais déjeuné, je me livrais à des
réflexions mélancoliques sur la laideur de
*Mme *Simons, et je murmurais entre mes dents un
aphorisme

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de la grammaire latine de *Fraugman : " telle
mère, telle fille : " qualis mater, talis filia.
depuis le khan jusqu'au village, la route est
particulièrement détestable. C'est une rampe étroite,
entre un rocher à pic et un précipice qui
donnerait le vertige aux chamois eux-mêmes.
*Mme *Simons, avant de s'engager dans ce sentier
diabolique, où les chevaux trouvaient bien juste
la place de leurs quatre fers, demanda s'il n'y
avait pas un autre chemin. " je suis anglaise,
dit-elle, et je ne suis pas faite pour rouler dans
les précipices. " *Dimitri fit l'éloge du chemin ;
il assurait qu'il y en avait de cent fois pires
dans le royaume. " au moins, reprit la bonne
dame, tenez la bride de mon cheval. Mais que
deviendra ma fille ? Conduisez le cheval de ma
fille ! Cependant, il ne faut pas que je me rompe
le cou. Ne pourriez-vous pas tenir les deux chevaux
en même temps ? Ce sentier est détestable, en
vérité. Je veux croire qu'il est assez bon pour des
grecs, mais il n'est pas fait pour des anglaises.
N'est-il pas vrai, monsieur ? " ajouta-t-elle en se
tournant gracieusement vers moi.
J'étais introduit. Régulière ou non, la présentation
était faite. J'arrivais sous les auspices d'un
personnage bien connu dans les romans du moyen
âge, et que les poëtes du XIVe siècle appelaient
*Danger. Je m'inclinai avec toute l'élégance que la
nature m'a permise, et je répondis en anglais :

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" madame, le chemin n'est pas si mauvais qu'il
vous semble à première vue. Vos chevaux ont le
pied sûr ; je les connais pour les avoir montés.
Enfin, vous avez deux guides, si vous voulez bien
le permettre : *Dimitri pour vous, moi pour
mademoiselle. "
aussitôt fait que dit : sans attendre une réponse,
je m'avançai hardiment, je pris la bride du cheval
de *Mary-*Ann en me tournant vers elle, et comme
son voile bleu venait de s'envoler en arrière, je vis
la plus adorable figure qui ait jamais bouleversé
l'esprit d'un naturaliste allemand.
Un charmant poëte chinois, le célèbre *A-*Scholl,
prétend que chaque homme a dans le coeur un
chapelet d'oeufs, dont chacun contient un amour.
Pour les faire éclore, il suffit du regard d'une
femme. Je suis trop savant pour ignorer que cette
hypothèse ne repose sur aucune base solide, et qu'elle
est en contradiction formelle avec tous les faits
révélés par l'anatomie. Cependant, je dois
constater que le premier regard de miss *Simons
me causa un ébranlement sensible dans la région
du coeur. J'éprouvai une commotion tout à fait
inusitée, et qui pourtant n'avait rien de
douloureux, et il me sembla que quelque chose
s'était brisé dans la boîte osseuse de ma poitrine,
au-dessous de l'os appelé sternum. Au même instant,
mon sang courut par ondées violentes, et les artères
de mes tempes battirent avec

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tant de force que je pouvais compter les
pulsations.
Quels yeux elle avait, mon cher monsieur ! Je
souhaite, pour votre repos, que vous n'en
rencontriez jamais de pareils. Ils n'étaient pas
d'une grandeur surprenante, et ils n'empiétaient
pas sur le reste de la figure. Ils n'étaient
ni bleus ni noirs, mais d'une couleur spéciale
et personnelle, faite pour eux et broyée tout
exprès sur un coin de la palette. C'était un brun
ardent et velouté qui ne se rencontre que dans le
grenat de *Sibérie et dans certaines fleurs des
jardins. Je vous montrerai une scabieuse et une
variété de rose trémière presque noire, qui
rappellent, sans la rendre, la nuance merveilleuse
de ses yeux. Si vous avez jamais visité des forges
à minuit, vous avez dû remarquer la lueur étrange
que projette une plaque d'acier chauffée au rouge
brun : voilà tout justement la couleur de ses
regards. Quant au charme qu'ils avaient, aucune
comparaison ne saurait le rendre. Le charme est un
don réservé à un petit nombre d'individus du règne
animal. Les yeux de *Mary-*Ann avaient je ne sais
quoi de naïf et de spirituel, une vivacité candide,
un pétillement de jeunesse et de santé, et parfois
une langueur touchante. Toute la science de la
femme et toute l'innocence de l'enfant s'y lisaient
comme dans un livre ; mais ce livre, on serait
devenu aveugle à le lire longtemps. Son

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regard brûlait, aussi vrai que je m'appelle
*Hermann. Il aurait fait mûrir les pêches de
votre espalier.
Quand je pense que ce pauvre *Dimitri la trouvait
moins belle que *Photini ! En vérité, l'amour est une
maladie qui hébète singulièrement ses malades !
Moi qui n'ai jamais perdu l'usage de ma raison et
qui juge toutes choses avec la sage indifférence du
naturaliste, je vous certifie que le monde n'a
jamais vu une femme comparable à *Mary-*Ann. Je
voudrais pouvoir vous montrer son portrait tel qu'il
est resté gravé au fond de ma mémoire. Vous
verriez comme ses cils étaient longs, comme ses
sourcils traçaient une courbe gracieuse au-dessus de
ses yeux, comme sa bouche était mignonne, comme
l'émail de ses dents riait au soleil, comme sa
petite oreille était rose et transparente. J'ai
étudié sa beauté dans ses moindres détails, parce
que j'ai l'esprit analytique et l'habitude de
l'observation. Un des traits qui m'ont le plus
frappé en elle, c'est la finesse et la
transparence de la peau ; son épiderme était plus
délicat que la pellicule veloutée qui enveloppe
les beaux fruits. Les couleurs de ses joues
semblaient faites de cette poussière impalpable
qui enlumine les ailes des papillons. Si je n'avais
pas été docteur ès sciences naturelles, j'aurais
craint que le frôlement de son voile emportât
l'éclat fragile de sa beauté.
Je ne sais pas si vous aimez les femmes pâles, et je
ne voudrais

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point heurter vos idées, si par hasard vous aviez
du goût pour ce genre d'élégance moribonde qui a
été à la mode pendant un certain temps ; mais en
ma qualité de savant, je n'admire rien tant que la
santé, cette joie de la vie. Si jamais je me fais
recevoir médecin, je serai un homme précieux
pour les familles, car il est certain que je
ne m'éprendrai jamais d'une de mes malades. La vue
d'une jolie figure, saine et vivante, me fait
presque autant de plaisir que la rencontre d'un bel
arbuste vigoureux dont les fleurs s'épanouissent
gaiement au soleil, et dont les feuilles n'ont
jamais été entamées ni par les chenilles, ni
par les hannetons. Aussi, la première fois que
je vis la figure de *Mary-*Ann, j'éprouvai une
violente tentation de lui serrer la main et de
lui dire : " mademoiselle, que vous êtes bonne de
vous porter si bien ! "
j'ai oublié de vous dire que les lignes de sa
figure manquaient de régularité, et qu'elle n'avait
pas un profil de statue. *Phidias eût peut-être
refusé de faire son buste ; mais votre *Prader
lui eût demandé quelques séances à deux genoux.
J'avouerai, au risque de détruire vos illusions,
qu'elle portait à la joue gauche une fossette qui
manquait absolument à sa joue droite : ce
qui est contraire à toutes les lois de la symétrie.
Sachez, de plus, que son nez n'était ni droit
ni aquilin, mais franchement retroussé, à la
française. Mais que cette conformation

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la rendît moins jolie, c'est ce que je nierais
jusque sur l'échafaud. Elle était aussi belle que
les statues grecques ; mais elle l'était
différemment. La beauté ne se mesure pas sur un
type immuable, quoique *Platon l'ait affirmé
dans ses divagations sublimes. Elle varie
suivant les temps, suivant les peuples, et
suivant la culture des esprits. La vénus de milo
était, il y a deux mille ans, la plus belle fille de
l'archipel : je ne crois pas qu'elle serait en 1856
la plus jolie femme de *Paris. Menez-la chez une
couturière de la place vendôme et chez une modiste
de la rue de la paix. Dans tous les salons où vous
la présenterez, elle aura moins de succès que
madame telle ou telle qui a les traits moins
corrects et le nez moins droit. On pouvait admirer
une femme géométriquement belle, dans le temps où
la femme n'était qu'un objet d'art destiné à
flatter les yeux sans rien dire à l'esprit, un
oiseau de paradis dont on contemplait le plumage
sans l'inviter à chanter jamais. Une belle
athénienne était aussi bien proportionnée, aussi
blanche et aussi froide que la colonne d'un temple.
*M *Mérinay m'a fait voir dans un livre que la
colonne ionique n'était qu'une femme déguisée.
Le portique du temple d'*érechthée, à
l'acropole d'*Athènes, repose encore sur
quatre athéniennes du siècle de *Périclès. Les
femmes d'aujourd'hui sont de petits êtres ailés,
légers, remuants et surtout pensants, créés non pour
porter

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des temples sur leurs têtes, mais pour éveiller le
génie, pour égayer le travail, pour animer le
courage et pour éclairer le monde aux étincelles de
leur esprit. Ce que nous aimons en elles, et ce qui
fait leur beauté, ce n'est pas la régularité
compassée de leurs traits, c'est l'expression vive
et mobile de sentiments plus délicats que les
nôtres ; c'est le rayonnement de la pensée autour
de cette fragile enveloppe qui ne suffit pas à
la contenir ; c'est le jeu pétulant d'une
physionomie éveillée. Je ne suis pas sculpteur,
mais si je savais manier l'ébauchoir et qu'on
me donnât à faire la statue allégorique de notre
époque, je vous jure qu'elle aurait une fossette
à la joue gauche et le nez retroussé.
Je conduisis *Mary-*Ann jusqu'au village de
*Castia. Ce qu'elle me dit le long du chemin et ce
que j'ai pu lui répondre n'a pas laissé plus de
traces dans mon esprit que le vol d'une hirondelle
n'en laisse dans les airs. Sa voix était si douce à
entendre que je n'ai peut-être pas écouté ce qu'elle
me disait. J'étais comme à l'opéra, où la musique
ne permet pas souvent de comprendre les paroles.
Et pourtant toutes les circonstances de cette
première entrevue sont devenues ineffaçables dans
mon esprit. Je n'ai qu'à fermer les yeux pour croire
que j'y suis encore. Le soleil d'avril frappait à
petits coups sur ma tête. Au-dessous du chemin et
au-dessus, les arbres résineux de la montagne
semaient

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leurs aromates dans l'air. Les pins, les thuyas
et les térébinthes semblaient brûler un encens
âpre et rustique sur le passage de *Mary-*Ann.
Elle aspirait avec un bonheur visible cette largesse
odorante de la nature. Son petit nez mutin
frémissait et battait des ailes ; ses yeux, ses
beaux yeux couraient d'un objet à l'autre avec une
joie étincelante. En la voyant si jolie, si vive
et si heureuse, vous auriez dit une dryade échappée
de l'écorce. Je vois encore d'ici la bête qu'elle
montait : c'était le psari, un cheval blanc
du manège de *Zimmerman. Son amazone était noire ;
celle de *Mme *Simons, qui me fermait l'horizon,
était d'un vert-bouteille assez excentrique pour
témoigner de l'indépendance de son goût.
*Mme *Simons avait un chapeau noir, de cette forme
absurde et disgracieuse que les hommes ont adoptée
en tout pays ; sa fille portait le feutre gris
des héroïnes de la fronde. L'une et l'autre étaient
gantées de chamois. La main de *Mary-*Ann était
un peu grande, mais admirablement faite. Moi, je
n'ai jamais pu porter de gants. Et vous ?
Le village de *Castia se trouva désert comme le
khan de calyvia. *Dimitri n'y pouvait rien
comprendre. Nous descendîmes de cheval auprès de
la fontaine, devant l'église. Chacun de nous s'en
alla frapper de porte en porte : pas une âme.
Personne chez le papas, personne chez le parèdre.
L'autorité

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avait déménagé à la suite de la population.
Toutes les maisons de la commune se composent
de quatre murs et d'un toit, avec deux ouvertures,
dont l'une sert de porte et l'autre de fenêtre. Le
pauvre *Dimitri prit la peine d'enfoncer deux ou
trois portes et cinq ou six volets pour s'assurer
que les habitants n'étaient pas endormis chez eux.
Tant d'effractions ne servirent qu'à délivrer un
malheureux chat oublié par son maître et qui
partit comme une flèche dans la direction des
bois.
Pour le coup, *Mme *Simons perdit patience. " je
suis anglaise, dit-elle à *Dimitri, et l'on ne se
moque pas impunément de moi. Je me plaindrai à
la légation. Quoi ! Je vous loue pour une promenade
dans la montagne, et vous me faites voyager sur
des précipices ! Je vous ordonne d'apporter des
provisions, et vous m'exposez à mourir de faim !
Nous devions déjeuner au khan, et le khan est
abandonné ! J'ai la constance de vous suivre à jeun
jusqu'à cet affreux village, et tous les paysans sont
partis ! Tout cela n'est pas naturel. J'ai voyagé en
*Suisse ; la *Suisse est un pays de montagnes, et
cependant je n'y ai jamais manqué de rien ; j'y ai
toujours déjeuné à mes heures, et j'ai mangé des
truites, entendez-vous ? "
*Mary-*Ann essaya de calmer sa mère, mais la
bonne dame n'avait pas d'oreilles. *Dimitri lui
expliqua

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comme il put que les habitants du village étaient
presque tous charbonniers et que leur profession
les dispersait assez souvent dans la montagne.
En tout cas, il n'y avait pas encore de temps
perdu : il n'était pas plus de huit heures, et l'on
était sûr de trouver à dix minutes de marche une
maison habitée et un déjeuner tout prêt.
" quelle maison ? Demanda mistress *Simons.
-la ferme du couvent. Les moines du *Pentélique
ont de vastes terrains au-dessus de *Castia. Ils
y élèvent des abeilles. Le bon vieillard qui exploite
la ferme a toujours du vin, du pain, du miel et des
poules : il nous donnera à déjeuner.
-il sera sorti comme tout le monde.
-s'il est sorti, il ne sera pas loin. Le temps
des essaims approche, et il ne peut pas s'écarter
beaucoup de ses ruchers.
-allez-y voir ; moi, j'ai assez voyagé depuis ce
matin. Je fais voeu de ne pas remonter à cheval
avant d'avoir mangé.
-madame, vous n'aurez pas besoin de remonter
à cheval, reprit *Dimitri, patient comme un guide.
Nous pouvons attacher nos bêtes à l'abreuvoir, et
nous arriverons plus vite à pied. "
*Mary-*Ann décida sa mère. Elle mourait d'envie
de voir le bon vieillard et ses troupeaux ailés.
*Dimitri fixa les chevaux auprès de la fontaine,
en posant sur chaque bride une grosse pierre pesante.

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*Mme *Simons et sa fille relevèrent leurs
amazones, et notre petite troupe s'engagea dans un
sentier escarpé, fort agréable assurément aux
chèvres de *Castia. Tous les lézards verts qui s'y
chauffaient au soleil se retirèrent discrètement
à notre approche, mais chacun d'eux arracha un
cri d'aigle à la bonne *Mme *Simons, qui ne pouvait
pas souffrir les bêtes rampantes. Après un quart
d'heure de vocalises, elle eut enfin la joie de voir
une maison ouverte et un visage humain. C'était
la ferme et le bon vieillard.
La ferme était un petit édifice en briques rouges,
coiffé de cinq coupoles, ni plus ni moins qu'une
mosquée de village. à la voir de loin, elle ne
manquait pas d'une certaine élégance. Propre en
dehors, sale en dedans, c'est la devise de l'*Orient.
On voyait aux environs, à l'abri d'un monticule
hérissé de thym, une centaine de ruches en paille,
posées à terre sans façon et alignées au cordeau
comme les tentes dans un camp. Le roi de cet empire,
le bon vieillard, était un petit jeune homme de
vingt-cinq ans, rond et guilleret. Tous les moines
grecs sont décorés du titre honorifique de bon
vieillard, et l'âge n'y fait rien. Il était vêtu
comme un paysan, mais son bonnet, au lieu d'être
rouge, était noir : c'est à ce signe que *Dimitri
le reconnut.
Le petit homme, en nous voyant accourir, levait
les bras au ciel, et donnait les signes d'une
stupéfaction

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profonde. " voilà un singulier original, dit
*Mme *Simons ; qu'a-t-il donc tant à s'étonner ? On
dirait qu'il n'a jamais vu d'anglaises ! "
*Dimitri, qui courait en tête, baisa la main du
moine, et lui dit avec un curieux mélange de
respect et de familiarité :
" bénissez-moi, mon père. Tords le cou à deux
poulets, on te payera bien.
-malheureux ! Dit le moine, que venez-vous
faire ici ?
-déjeuner.
-tu n'as donc pas vu que le khan d'en bas était
abandonné ?
-je l'ai si bien vu, que j'y ai trouvé visage de
bois.
-et que le village était désert ?
-si j'y avais rencontré du monde, je n'aurais
pas grimpé jusque chez toi.
-tu es donc d'accord avec eux ?
-eux ? Qui ?
-les brigands !
-il y a des brigands dans le *Parnès ?
-depuis avant-hier.
-où sont-ils ?
-partout ! "
*Dimitri se retourna vivement vers nous et nous
dit : " nous n'avons pas une minute à perdre. Les
brigands sont dans la montagne. Courons à nos

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chevaux. Un peu de courage, mesdames ; et des
jambes, s'il vous plaît !
-voilà qui est trop fort ! Cria *Mme *Simons.
Sans avoir déjeuné !
-madame, votre déjeuner pourrait vous coûter
cher. Hâtons-nous, pour l'amour de dieu !
-mais c'est donc une conspiration ! Vous avez
juré de me faire mourir de faim ! Voici les
brigands, maintenant ! Comme s'il y avait des
brigands ! Je ne crois pas aux brigands. Tous les
journaux annoncent qu'il n'y en a plus ! D'ailleurs,
je suis anglaise, et si quelqu'un touchait un cheveu
de ma tête ! ... "
*Mary-*Ann était beaucoup moins rassurée. Elle
s'appuya sur mon bras et me demanda si je croyais
que nous fussions en danger de mort.
" de mort ? Non. De vol ? Oui.
-que m'importe ? Reprit *Mme *Simons. Qu'on
me vole tout ce que j'ai sur moi, et qu'on me
serve à déjeuner ! "
j'ai su plus tard que la pauvre femme était
sujette à une maladie assez rare que le vulgaire
appelle faim canine, et que nous autres savants nous
baptisons du nom de boulimie. lorsque la faim
la prenait, elle aurait donné sa fortune pour un
plat de lentilles.
*Dimitri et *Mary-*Ann la saisirent chacun par une
main et l'entraînèrent jusqu'au sentier qui nous

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avait amenés. Le petit moine la suivait en
gesticulant, et j'avais une violente tentation de la
pousser par derrière ; mais un petit sifflement net
et impératif nous arrêta tous sur nos pieds.
" st ! St ! "
je levai les yeux. Deux buissons de lentisques et
d'arbousiers se serraient à droite et à gauche du
chemin. De chaque touffe d'arbres sortaient trois ou
quatre canons de fusil. Une voix cria en grec :
" asseyez-vous à terre. " cette opération me fut
d'autant plus facile, que mes jarrets pliaient sous
moi. Mais je me consolai en pensant qu'*Ajax,
*Agamemnon et le bouillant *Achille, s'ils s'étaient
vus dans la même situation, n'auraient pas refusé
le siège qu'on m'offrait.
Les canons des fusils s'abaissèrent vers nous. Je
crus voir qu'ils s'allongeaient démesurément et que
leurs extrémités allaient venir se rejoindre autour
de nos têtes. Ce n'est pas que la peur me troublât
la vue ; mais je n'avais jamais remarqué aussi
sensiblement la longueur désespérante des fusils
grecs. Tout l'arsenal déboucha bientôt dans le
chemin, et chaque canon montra sa crosse et son
maître.
La seule différence qui existe entre les diables et
les brigands, c'est que les diables sont moins noirs
qu'on ne le dit, et les brigands plus crottés qu'on
ne le suppose. Les huit sacripants qui se mirent en
cercle autour de nous étaient d'une telle
malpropreté,

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que j'aurais voulu leur donner mon argent
ave des pincettes. On devinait avec un peu d'effort
que leurs bonnets avaient été rouges ; mais la
lessive elle-même n'aurait pas su retrouver la
couleur originelle de leurs habits. Tous les rochers
du royaume avaient déteint sur leurs jupes de
percale, et leurs vestes gardaient un échantillon
des divers terrains sur lesquels ils s'étaient
reposés. Leurs mains, leurs figures et jusqu'à
leurs moustaches étaient d'un gris rougeâtre comme
le sol qui les portait. Chaque animal se colore
suivant son domicile et ses habitudes : les renards
du *Groënland sont couleur de neige ; les lions,
couleur de désert ; les perdrix, couleur de sillon ;
les brigands grecs, couleur de grand chemin.
Le chef de la petite troupe qui nous avait faits
prisonniers ne se distinguait par aucun signe
extérieur. Peut-être cependant sa figure, ses mains
et ses habits étaient-ils plus riches en poussière
que ceux de ses camarades. Il se pencha vers nous du
haut de sa longue taille, et nous examina de si près,
que je sentis le frôlement de ses moustaches. Vous
auriez dit un tigre qui flaire sa proie avant d'y
goûter. Quand sa curiosité fut satisfaite, il dit
à *Dimitri : " vide tes poches ! " *Dimitri ne se le fit
pas répéter deux fois. Il jeta devant lui un
couteau, un sac à tabac, et trois piastres
mexicaines qui composaient une somme de 16 francs
environ.

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" est-ce tout ? Demanda le brigand.
-Oui, frère.
-tu es le domestique ?
-oui, frère.
-reprends une piastre. Tu ne dois pas retourner
à la ville sans argent. "
*Dimitri marchanda. " tu pourrais bien m'en
laisser deux, dit-il. J'ai deux chevaux en bas ; ils
sont loués au manège ; il faudra que je paye la
journée.
-tu expliqueras à *Zimmermann que nous t'avons
pris ton argent.
-et s'il veut être payé quand même ?
-réponds-lui qu'il est trop heureux de revoir
ses chevaux.
-il sait bien que vous ne prenez pas les
chevaux. Qu'est-ce que vous en feriez dans la
montagne ?
-assez ! Dis-moi quel est ce grand maigre qui
est auprès de toi ? "
je répondis moi-même : " un honnête allemand
dont les dépouilles ne vous enrichiront pas.
-tu parles bien le grec. Vide tes poches ! "
je déposai sur la route une vingtaine de francs,
mon tabac, ma pipe et mon mouchoir.
" qu'est cela ? Demanda le grand inquisiteur.
-un mouchoir.
-pourquoi faire ?
-pour me moucher.

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-pourquoi m'as-tu dit que tu étais pauvre ? Il
n'y a que les milords qui se mouchent dans des
mouchoirs. ôte la boîte que tu as derrière le dos.
Bien ! Ouvre-la. "
ma boîte contenait quelques plantes, un livre, un
couteau, un petit paquet d'arsenic, une gourde
presque vide, et les restes de mon déjeuner qui
allumèrent un regard de convoitise dans les yeux de
*Mme *Simons. J'eus la hardiesse de les lui offrir
avant que mon bagage changeât de maître. Elle
accepta gloutonnement et se mit à dévorer le pain et
la viande. à mon grand étonnement, cet acte de
gourmandise scandalisa nos voleurs, qui
murmurèrent entre eux le mot de schismatique !
le moine fit une demi-douzaine de signes de croix
suivant le rite de l'église grecque.
" tu dois avoir une montre, me dit le brigand ;
mets-la avec le reste. "
je livrai ma montre d'argent, un bijou héréditaire
du poids de quatre onces. Les scélérats se la
passèrent de main en main, et la trouvèrent fort
belle. J'espérais que l'admiration, qui rend l'homme
meilleur, les disposerait à me restituer quelque
chose, et je priai leur chef de me laisser ma boîte
de fer-blanc. Il m'imposa rudement silence. " du
moins, lui dis-je, rends-moi deux écus pour retourner
à la ville ! " il répondit avec un rire sardonique :
" tu n'en auras pas besoin. "

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le tour de *Mme *Simons était venu. Avant de
mettre la main à la poche, elle interpella nos
vainqueurs dans la langue de ses pères. L'anglais est
un des rares idiomes qu'on peut parler la bouche
pleine. " réfléchissez bien à ce que vous allez faire,
dit-elle d'un ton menaçant. Je suis anglaise, et les
citoyens anglais sont inviolables dans tous les
pays du monde. Ce que vous me prendrez vous servira
peu et vous coûtera cher. L'*Angleterre me
vengera, et vous serez tous pendus, pour le moins.
Maintenant, si vous voulez de mon argent, vous
n'avez qu'à parler ; mais il vous brûlera les doigts :
c'est de l'argent anglais !
-que dit-elle ? Demanda l'orateur des
brigands.
*Dimitri répondit : " elle dit qu'elle est anglaise.
-tant mieux ! Tous les anglais sont riches.
Dis-lui de faire comme vous. "
la pauvre dame vida sur le sable une bourse qui
contenait douze souverains. Comme sa montre
n'était pas en évidence, et qu'on ne faisait pas
mine de nous fouiller, elle la garda. La clémence des
vainqueurs lui laissa son mouchoir de poche.
*Mary-*Ann jeta sa montre avec tout un trousseau
d'amulettes contre le mauvais oeil. Elle lança
devant elle, par un mouvement plein de grâce mutine,
un sac de peau de chagrin qu'elle portait en
bandoulière. Le brigand l'ouvrit avec un
empressement

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de douanier. Il en tira un petit nécessaire anglais,
un flacon de sels anglais, une boîte de pastilles de
menthe anglaises et cent et quelques francs
d'argent anglais.
" maintenant, dit la belle impatiente, vous
pouvez nous laisser partir : nous n'avons plus rien à
vous. "
on lui indiqua, par un geste menaçant, que la
séance n'était pas levée. Le chef de la bande
s'accroupit devant nos dépouilles, appela le
bon vieillard, compta l'argent en sa présence
et lui remit une somme de quarante-cinq francs.
*Mme *Simons me poussa le coude : " vous voyez,
me dit-elle, le moine et *Dimitri nous ont livrés :
on partage avec eux.
-non, madame, répliquai-je aussitôt. *Dimitri
n'a reçu qu'une aumône sur ce qu'on lui avait volé.
C'est une chose qui se fait partout. Aux bords du
*Rhin, lorsqu'un voyageur s'est ruiné à la roulette,
le fermier des jeux lui donne de quoi retourner
chez lui.
-mais le moine ?
-il a perçu la dîme du butin, en vertu d'un
usage immémorial. Ne le lui reprochez pas, mais
plutôt sachez-lui gré d'avoir voulu nous sauver
quand son couvent était intéressé à notre
capture. "
cette discussion fut interrompue par les adieux

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de *Dimitri. On venait de lui rendre sa liberté.
" attends-moi, lui dis-je, nous retournerons
ensemble. " il hocha tristement la tête et me répondit
en anglais, pour être compris de ce dames :
" vous êtes prisonniers pour quelques jours, et
vous ne reverrez pas *Athènes avant d'avoir payé
rançon. Je vais avertir le milord. Ces dames
ont-elles des commissions à me donner pour lui ?
-dites-lui, cria *Mme *Simons, qu'il coure à
l'ambassade, qu'il aille ensuite au *Pirée trouver
l'amiral, qu'il se plagne au foreign-office, qu'il
écrive à lord *Palmerston ! On nous arrachera d'ici par
la force des armes ou par l'autorité de la politique ;
mais je n'entends pas qu'on débourse un penny pour
ma liberté.
-moi, repris-je sans tant de colère, je te prie
de dire à mes amis dans quelles mains tu m'as
laissé. S'il faut quelques centaines de drachmes pour
racheter un pauvre diable de naturaliste, ils les
trouveront sans peine. Ces messieurs de grand
chemin ne sauraient me coter bien cher. J'ai envie,
tandis que tu es encore là, de leur demander ce
que je vaux, au plus juste prix.
-inutile, mon cher *Monsieur *Hermann ; ce n'est
pas eux qui fixeront le chiffre de votre rançon.
-et qui donc ?
-leur chef, *Hadgi-*Stavros. "

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IV *Hadgi-*Stavros :
*Dimitri redescendit vers *Athènes ; le moine
remonta vers ses abeilles ; nos nouveaux maîtres nous
poussèrent dans un sentier qui conduisait au camp
de leur roi. *Mme *Simons fit acte d'indépendance
en refusant de mettre un pied devant l'autre. Les
brigands la menacèrent de la porter dans leurs
bras ; elle déclara qu'elle ne se laisserait point
porter. Mais sa fille la rappela à des sentiments
plus doux, en lui faisant espérer qu'elle trouverait
la table mise et qu'elle déjeunerait avec
*Hadgi-*Stavros. *Mary-*Ann était plus surprise
qu'épouvantée. Les brigands subalternes qui venaient
de nous arrêter avaient fait preuve d'une certaine
courtoisie ; ils n'avaient fouillé personne, et ils
avaient tenu les mains loin de leurs prisonnières.
Au lieu de nous dépouiller, ils nous avaient
priés de nous dépouiller nous-mêmes ; ils n'avaient
pas remarqué que ces dames portaient des pendants
d'oreilles, et ils ne les

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avaient pas même invitées à ôter leurs gants. Nous
étions donc bien loin de ces routiers d'*Espagne et
d'*Italie qui coupent un doigt pour avoir une bague,
et arrachent le lobe de l'oreille pour prendre un
perle ou un diamant. Tous les malheurs dont nous
étions menacés se réduisaient au payement d'une
rançon : encore était-il probable que nous
serions délivrés gratis. Comment supposer
qu'*Hadgi-*Stavros nous retiendrait impunément,
à cinq lieues de la capitale, de la cour, de l'armée
grecque, d'un bataillon de sa majesté britannique,
et d'un stationnaire anglais ? Ainsi raisonnait
*Mary-*Ann. Pour moi, je pensais involontairement
à l'histoire des petites filles de *Mistra, et je me
sentais gagné par la tristesse. Je craignais que
*Mme *Simons, par son obstination patriotique,
n'exposât sa fille à quelque grand danger, et je me
promettais de l'éclairer au plus tôt sur sa
situation. Nous marchions un à un dans un
sentier étroit, séparés les uns des autres par nos
farouches compagnons de voyage. La route me
paraissait interminable, et je demandai plus de dix
fois si nous n'étions pas bientôt arrivés. Le
paysage était affreux : la roche nue laissait à
peine échapper par ses crevasses un petit buisson
de chêne vert ou une touffe de thym épineux qui
s'accrochait à nos jambes. Les brigands victorieux
ne manifestaient aucune joie, et leur marche
triomphale ressemblait à une promenade funèbre.
Ils fumaient

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silencieusement des cigarettes grosses comme le
doigt. Aucun d'eux ne causait avec son voisin : un
seul psalmodiait de temps en temps une sorte de
chanson nasillarde. Ce peuple est lugubre comme
une ruine.
Sur les onze heures, un aboiement féroce nous
annonça le voisinage du camp. Dix ou douze chiens
énormes, grands comme des veaux, frisés comme
des moutons, se ruèrent sur nous en montrant toutes
leurs dents. Nos protecteurs les reçurent à coups de
pierres, et après un quart d'heure d'hostilités, la
paix se fit. Ces monstres inhospitaliers sont les
sentinelles avancées du roi des montagnes. Ils
flairent la gendarmerie comme les chiens des
contrebandiers flairent la douane. Mais ce n'est pas
tout, et leur zèle est si grand, qu'ils croquent de
temps à autre un berger inoffensif, un voyageur
égaré, ou même un compagnon d'*Hadgi-*Stavros. Le
roi les nourrit, comme les vieux sultans entretenaient
leurs janissaires, avec la crainte perpétuelle
d'être dévoré.
Le camp du roi était un plateau de sept ou huit
cents mètres de superficie. J'eus beau y chercher
les tentes de nos vainqueurs. Les brigands ne sont
pas des sybarites, et ils dorment sous le ciel au
30 avril. Je ne vis ni dépouilles entassées, ni
trésors étalés, ni rien de ce qu'on espère trouver
au chef-lieu d'une bande de voleurs. *Hadgi-*Stavros
se charge

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de faire vendre le butin ; chaque homme reçoit sa
paye en argent et l'emploie à sa fantaisie. Les uns
font des placements dans le commerce, les autres
prennent hypothèque sur des maisons d'*Athènes,
d'autres achètent des terrains dans leurs villages ;
aucun ne gaspille les produits du vol. Notre arrivée
interrompit le déjeuner de vingt-cinq ou trente
hommes, qui accoururent à nous avec leur pain et
leur fromage. Le chef nourrit ses soldats : on leur
distribue tous les jours une ration de pain,
d'huile, de vin, de fromage, de caviar, de piment,
d'olives amères, et de viande quand la religion
le permet. Les gourmets qui veulent manger des
mauves ou d'autres herbages sont libres de cueillir
des friandises dans la montagne. Les brigands, comme
les autres classes du peuple, allument rarement
du feu pour leur repas ; ils mangent les viandes
froides et les légumes crus. Je remarquai que tous
ceux qui se serraient autour de nous observaient
religieusement la loi de l'abstinence. Nous étions
à la veille de l'ascension, et ces braves gens, dont
le plus innocent avait au moins un homme sur la
conscience, n'auraient pas voulu charger leur
estomac d'une cuisse de poulet. Arrêter deux
anglaises au bout de leurs fusils leur semblait
une peccadille insignifiante ; *Mme *Simons avait
péché bien plus gravement en mangeant de l'agneau
le mercredi de l'ascension.

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Les hommes de notre escorte régalèrent
copieusement la curiosité de leurs camarades. On les
accabla de questions, et ils répondirent à tout. Ils
étalèrent le butin qu'ils avaient fait, et ma montre
d'argent obtint encore un succès qui flatta mon
amour-propre. La savonnette d'or de *Mary-*Ann fut
moins remarquée. Dans cette première entrevue, la
considération publique tomba sur ma montre, et il
en rejaillit quelque chose sur moi. Aux yeux de ces
hommes simples, le possesseur d'une pièce si
importante ne pouvait être moins qu'un milord.
La curiosité des brigands était agaçante, mais non
pas insolente. Aucun d'eux ne faisait mine de nous
traiter en pays conquis. Ils savaient que nous étions
dans leurs mains et qu'ils nous échangeraient tôt
ou tard contre un certain nombre de pièces d'or ;
mais ils ne songeaient pas à se prévaloir de cette
circonstance pour nous malmener ou nous manquer
de respect. Le bon sens, ce génie impérissable du
peuple grec, leur montrait en nous les représentants
d'une race différente, et, jusqu'à un certain
point, supérieure. La barbarie victorieuse rendait
un secret hommage à la civilisation vaincue.
Plusieurs d'entre eux voyaient pour la première fois
l'habit européen. Ceux-là tournaient autour de nous
comme les habitants du nouveau monde autour
des espagnols de *Colomb. Ils tâtaient furtivement
l'étoffe de mon paletot, pour savoir de quel tissu

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elle était faite. Ils auraient voulu pouvoir m'ôter
tous mes vêtements, pour les examiner en détail.
Peut-être même n'auraient-ils pas été fâchés de me
casser en deux ou trois morceaux pour étudier la
structure intérieure d'un milord ; mais je suis sûr
qu'ils ne l'eussent pas fait sans s'excuser et sans
me demander pardon de la liberté grande.
*Mme *Simons ne tarda pas à perdre patience ; elle
s'ennuyait d'être examinée de si près par ces
mangeurs de fromage que ne lui offraient point à
déjeuner. Tout le monde n'aime pas à se donner en
spectacle. Le rôle de curiosité vivante déplaisait fort
à la bonne dame, quoiqu'elle eût pu le remplir
avantageusement dans tous les pays du globe. Quant
à *Mary-*Ann, elle tombait de fatigue. Une course de
six heures, la faim, l'émotion, la surprise, avaient
eu bon marché de cette créature délicate.
Figurez-vous une jeune miss élevée dans la ouate,
habituée à marcher sur les tapis des salons ou sur le
ray-grass des plus beaux parcs. Ses bottines étaient
déjà déchirées par les aspérités du chemin, et les
buissons avaient frangé le bas de sa robe. Elle avait
pris le thé, la veille, dans les salons de la
légation d'*Angleterre, en feuilletant les admirables
albums de *M *Wyse : elle se voyait transportée sans
transition au milieu d'un paysage affreux et d'une
horde de sauvages, et elle n'avait pas la
consolation de se dire : " c'est un rêve ; " car elle
n'était ni couchée

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ni assise, mais debout, au grand désespoir de ses
petits pieds.
Une nouvelle troupe survint, qui rendit notre
position intolérable. Ce n'était pas une troupe de
brigands : c'était bien pis. Les grecs portent sur
eux toute une ménagerie de petits animaux agiles,
capricieux, insaisissables, qui leur tiennent
compagnie nuit et jour, les occupent jusque dans le
sommeil, et, par leurs bonds et leurs piqûres,
accélèrent le mouvement es esprits et la
circulation du sang. Les puces des brigands, dont je
puis vous montrer quelques échantillons dans ma
collection entomologique, sont plus rustiques, plus
fortes et plus agiles que celles des citadins : le
grand air a des vertus si puissantes ! Mais je
m'aperçus trop tôt qu'elles n'étaient pas contentes
de leur sort et qu'elles trouvaient plus de régal
sur la peu fine d'un jeune allemand que sur le cuir
tanné de leurs maîtres. Une émigration armée se
dirigea sur mes pauvres jambes. Je sentis d'abord
une vive démangeaison autour des chevilles : c'était
la déclaration de guerre. Deux minutes plus tard,
une division d'avant-garde se jeta sur le mollet
droit. J'y portai vivement la main. Mais, à la
faveur de cette diversion, l'ennemi s'avançait
à marches forcées vers mon aile gauche et prenait
position sur les hauteurs du genou. J'étais débordé,
et toute résistance devenait inutile. Si j'avais
été seul, dans un coin écarté,

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j'aurais tenté avec quelque succès la guerre
d'escarmouches. Mais la belle *Mary-*Ann était devant
moi, rouge comme une cerise, et tourmentée
peut-être aussi par quelque ennemi secret. Je n'osais
ni me plaindre, ni me défendre ; je dévorais
héroïquement mes douleurs sans lever les yeux sur
miss *Simons ; et je souffrais pour elle un
martyre dont elle ne me saura jamais gré. Enfin, à
bout de patience et décidé à me soustraire par la
fuite au flot montant des invasions, je demandai
à comparaître devant le roi. Ce mot rappela nos
guides à leur devoir. Ils demandèrent où était
*Hadgi-*Stavros. On leur répondit qu'il travaillait
dans ses bureaux.
" enfin, dit *Mme *Simons, je pourrai donc
m'asseoir dans un fauteuil ! "
elle prit mon bras, offrit le sien à sa fille, et
marcha d'un pas délibéré dans la direction où la
foule nous conduisait. Les bureaux n'étaient pas
loin du camp, et nous y fûmes en moins de cinq
minutes.
Les bureaux du roi ressemblaient à des bureaux
comme le camp des voleurs ressemblait à un camp.
On n'y voyait ni tables, ni chaises, ni mobilier
d'aucune sorte. *Hadgi-*Stavros était assis en
tailleur, sur un tapis carré, à l'ombre d'un sapin.
Quatre secrétaires et deux domestiques se groupaient
autour de lui. Un jeune garçon de seize à dix-huit
ans s'occupait incessamment à remplir, à allumer
et à nettoyer

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le chibouk du maître. Il portait à la ceinture
un sac à tabac, brodé d'or et de perles fines, et une
pince d'argent destinée à prendre les charbons. Un
autre serviteur passait la journée à préparer les
tasses de café, les verres d'eau et les sucreries
destinées à rafraîchir la bouche royale. Les
secrétaires, assis à cru sur le rocher, écrivaient sur
leurs genoux avec des roseaux taillés. Chacun d'eux
avait à portée de la main une longue boîte de cuivre
contenant les roseaux, le canif et l'écritoire.
Quelques cylindres de fer-blanc, pareils à ceux où
nos soldats roulent leur congé, servaient de dépôt
des archives. Le papier n'était pas indigène, et
pour cause. Chaque feuille portait le mot bath
en majuscules.
Le roi était un beau vieillard, merveilleusement
conservé, droit, maigre, souple comme un ressort,
propre et luisant comme un sabre neuf. Ses longues
moustaches blanches pendaient sous le menton
comme deux stalactites de marbre. Le reste du visage
était scrupuleusement rasé, le crâne nu jusqu'à
l'occiput, où une grande tresse de cheveux blancs
s'enroulait sous le bonnet. L'expression de ses
traits me parut calme et réfléchie. Une paire de
petits yeux bleu clair et un menton carré
annonçaient une volonté inébranlable. Sa figure
était longue, et la disposition des rides
l'allongeait encore. Tous les plis du front se
brisaient par le milieu et semblaient se
diriger vers la rencontre des sourcils ; deux
sillons

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larges et profonds descendaient perpendiculairement
à la commissure des lèvres, comme si le poids
des moustaches eût entraîné les muscles de la face.
J'ai vu bon nombre de septuagénaires ; j'en ai même
disséqué un qui aurait attrapé la centaine si la
diligence d'*Osnabruck ne lui eût passé sur le corps.
Mais je ne me souviens pas d'avoir observé une
vieillesse plus verte et plus robuste que celle
d'*Hadgi-*Stavros.
Il portait l'habit de *Tino et de toutes les îles de
l'archipel. Son bonnet rouge formait un large pli
à sa base, autour du front. Il avait la veste de drap
noir, soutachée de soie noire, l'immense pantalon
bleu qui absorbe plus de vingt mètres de
cotonnade, et les grandes bottes en cuir de *Russie,
souple et solide. La seule richesse de son costume
était une ceinture brodée d'or et de pierreries,
qui pouvait valoir deux ou trois mille francs. Elle
enserrait dans ses plis une bourse de cachemire
brodé, un cangiar de damas dans un fourreau d'argent,
un long pistolet monté en or et en rubis, et la
baguette assortissante.
Immobile au milieu de ses employés, *Hadgi-*Stavros
ne remuait que le bout des doigts et le bout
des lèvres : les lèvres pour dicter sa
correspondance, les doigts pour compter les grains de
son chapelet. C'était un de ces beaux chapelets
d'ambre laiteux qui ne servent point à chiffrer des

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prières, mais à amuser l'oisiveté solennelle des
turcs.
Il leva la tête à notre approche, devina d'un coup
d'oeil l'accident qui nous amenait, et nous dit avec
une gravité qui n'avait rien d'ironique : " vous êtes
les bienvenus. Asseyez-vous. "
-monsieur, cria *Mme *Simons, je suis anglaise,
et... "
il interrompit le discours en faisant claquer sa
langue contre les dents de sa mâchoire supérieure,
des dents superbes, en vérité. " tout à l'heure,
dit-il ; je suis occupé. " il n'entendait que le grec,
et *Mme *Simons ne savait que l'anglais ; mais la
physionomie du roi était si parlante que la bonne
dame comprit aisément sans le secours d'un
interprète.
Nous prîmes place dans la poussière. Quinze ou
vingt brigands s'accroupirent autour de nous, et le
roi, qui n'avait point de secrets à cacher, dicta
paisiblement ses lettres de famille et ses lettres
d'affaires. Le chef de la troupe qui nous avait
arrêtés vint lui donner un avis à l'oreille. Il
répondit d'un ton hautain : " qu'importe ? Quand
le milord comprendrait ? Je ne fais rien de mal, et
tout le monde peut m'entendre. Va t'asseoir. -
toi, *Spiro, écris : c'est à ma fille. "
il se moucha fort adroitement dans ses doigts, et
dicta d'une voix grave et douce :
" mes chers yeux (ma chère enfant), la maîtresse

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de pension m'a écrit que ta santé était raffermie et
que ce méchant rhume était parti avec les jours
d'hiver. Mais on n'est pas aussi content de ton
application, et l'on se plaint que tu n'étudies plus
guère depuis le commencement du mois d'avril.
*Mme *Mavros dit que tu deviens distraite et que l'on
te voit accoudée sur ton livre, les yeux en l'air,
comme si tu pensais à autre chose. Je ne saurais
trop te dire qu'il faut travailler assidûment. Suis
les exemples de toute ma vie. Si je m'étais reposé,
comme tant d'autres, je ne serais pas arrivé au
rang que j'occupe dans la société. Je veux que tu
sois digne de moi, et c'est pourquoi je fais de si
grands sacrifices pour ton éducation. Tu sais si je
t'ai jamais refusé les maîtres ou les livres que tu
m'as demandés ; mais il faut que mon argent
profite. Le *Walter *Scott est arrivé au *Pirée,
ainsi que le *Robinson et tous les livres anglais
que tu as témoigné le désir de lire : fais-les
prendre à la douane par nos amis de la rue d'*Hermès.
Tu recevras par la même occasion le bracelet que
tu demandais et cette machine d'acier pour faire
bouffer les jupes de tes robes. Si ton piano de
*Vienne n'est pas bon, comme tu me le dis, et qu'il
te faille absolument un instrument de *Pleyel,
tu l'auras. Je ferai un ou deux villages après
la vente des récoltes, et le diable sera bien malin
si je n'y trouve pas la monnaie d'un joli piano.
Je pense, comme toi, que tu as besoin

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de savoir la musique ; mais ce que tu dois
apprendre avant tout, c'est les langues étrangères.
Emploie tes dimanches de la façon que je t'ai dit,
et profite de la complaisance de nos amis. Il faut
que tu sois en état de parler le français, l'anglais
et surtout l'allemand. Car enfin tu n'es pas faite
pour vivre dans ce petit pays ridicule, et j'aimerais
mieux te voir morte que mariée à un grec. Fille de
roi, tu ne peux épouser qu'un prince. Je ne dis pas
un prince de contrebande, comme tous nos
phanariotes qui se vantent de descendre des
empereurs d'*Orient, et que je ne voudrais pas pour
mes domestiques ; mais un prince régnant et
couronné. On en trouve de fort convenables en
*Allemagne, et ma fortune me permet de t'en choisir
un. Si les allemands ont pu venir régner chez nous,
je ne vois pas pourquoi tu n'irais pas régner chez
eux à ton tour. Hâte-toi donc d'apprendre leur
langue, et dis-moi dans a prochaine lettre que tu
as fait des progrès. Sur ce, mon enfant, je
t'embrasse bien tendrement, et je t'envoie, avec
le trimestre de ta pension, mes bénédictions
paternelles. "
*Mme *Simons se pencha vers moi et me dit à
l'oreille :
" est-ce notre sentence qu'il dicte à ses
brigands ?
Je répondis : " non, madame. Il écrit à sa fille.
-à propos de notre capture ?

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-à propos de piano, de crinoline et de *Walter
*Scott. -cela peut durer longtemps. Va-t-il nous inviter
à déjeuner ?
-voici déjà son domestique qui nous apporte
des rafraîchissements. "
le cafedgi du roi se tenait devant nous avec
trois tasses de café, une boîte de rahat-loukoum et
un pot de confitures. *Mme *Simons et sa fille
rejetèrent le café avec dégoût, parce qu'il était
préparé à la turque et trouble comme une bouillie.
Je vidai ma tasse en vrai gourmet de l'*Orient.
Les confitures, qui étaient du sorbet à la rose,
n'obtinrent qu'un succès d'estime, parce que nous
étions forcés de les manger tous trois avec une
seule cuiller. Les délicats sont malheureux dans
ce pays de bonhomie. Mais le rahat-loukoum,
découpé en morceaux, flatta le palais de ces dames
sans trop choquer leurs habitudes. Elles prirent
à belles mains cette gelée d'amidon parfumé, et
vidèrent la boîte jusqu'au fond, tandis que le roi
dictait la lettre suivante :
" *Mm *Barley et compagnie, 31, *Cavendish-*Square,
à *Londres :
" j'ai vu par votre honorée du 5 avril et le compte
courant qui l'accompagne, que j'ai présentement
22, 750 livres sterling à mon crédit. Il vous plaira
placer ces fonds, moitié en trois pour cent anglais,
moitié en actions du crédit mobilier, avant que
le coupon

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soit détaché. Vendez mes actions de la banque
royale britannique : c'est une valeur qui ne
m'inspire plus autant de confiance. Prenez-moi, en
échange, des omnibus de *Londres. Si vous trouvez
15, 000 livres de ma maison du strand (elle les
valait en 1852), vous m'achèterez de la vieille
montagne pour une somme égale. Envoyez chez les
frères *Rhalli 100 guinées (2, 645 francs) : c'est
ma souscription pour l'école hellénique de
*Liverpool. J'ai pesé sérieusement la proposition
que vous m'avez fait l'honneur de me soumettre, et,
après mûres réflexions, j'ai résolu de persister
dans ma ligne de conduite et de faire les affaires
exclusivement au comptant. Les marchés à terme
ont un caractère aléatoire qui doit mettre en
défiance tout bon père de famille. Je sais bien
que vous n'exposeriez mes capitaux qu'avec la
prudence qui a toujours distingué votre maison ;
mais quand même les bénéfices dont vous me parlez
seraient certains, j'éprouverais, je l'avoue,
une certaine répugnance à léguer à mes héritiers
une fortune augmentée par le jeu.
" agréez, etc. hadgi-stavros, propriétaire. "
" est-il question de nous ? Me dit *Mary-*Ann.
-pas encore, mademoiselle. Sa majesté aligne
des chiffres.
-des chiffres ici ? Je croyais qu'on n'en faisait
que chez nous.

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-monsieur votre père n'est-il pas l'associé d'une
maison de banque ?
-oui ; de la maison *Barley et compagnie.
-y a-t-il deux banquiers du même nom à
*Londres ?
-pas que je sache.
-avez-vous entendu dire que la maison *Barley
fit des affaires avec l'*Orient ?
-mais avec le monde entier !
-et vous habitez *Cavendish-*Square ?
-non, il n'y a que les bureaux. Notre maison
est dans *Piccadilly.
-merci, mademoiselle. Permettez-moi d'écouter
la suite. Ce vieillard a une correspondance des plus
attachantes. "
le roi dicta, sans désemparer, un long rapport
aux actionnaires de sa bande. Ce curieux document
était adressé à *Monsieur *George *Micrommati,
officier d'ordonnance, au palais, pour qu'il en
donnât lecture dans l'assemblée générale des
intéressés.
compte rendu des opérations de la compagnie
nationale du roi des montagnes.
exercice 1855-56.
" camp du roi, 30 avril 1856 :
" messieurs,
" le gérant que vous avez honoré de votre
confiance vient aujourd'hui, pour la quatorzième fois,

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soumettre à votre approbation le résumé de ses
travaux de l'année. Depuis le jour où l'acte
constitutif de notre société fut signé en l'étude de
maître *Tsappas, notaire royal à *Athènes, jamais
notre entreprise n'a rencontré plus d'obstacles,
jamais la marche de nos travaux n'a été entravée
par de plus sérieuses difficultés. C'est en présence
d'une occupation étrangère, sous les yeux de deux
armées, sinon hostiles, au moins malveillantes,
qu'il a fallu maintenir le jeu régulier d'une
institution éminemment nationale. Le *Pirée envahi
militairement, la frontière de *Turquie, surveillée
avec une jalousie qui n'a pas de précédents dans
l'histoire, ont restreint notre activité dans un
cercle étroit et imposé à notre zèle des limites
infranchissables. Dans cette zone rétrécie, nos
ressources étaient encore réduites par la pénurie
générale, la rareté de l'argent, l'insuffisance des
récoltes. Les oliviers n'ont pas tenu ce qu'ils
promettaient ; le rendement des céréales a été
médiocre, et la vigne n'est pas encore délivrée de
l'oïdium. Dans ces circonstances, il était bien
difficile de profiter de la tolérance des autorités
et de la douceur d'un gouvernement paternel. Notre
entreprise est liée si étroitement aux intérêts du
pays, qu'elle ne peut fleurir que dans la prospérité
générale, et qu'elle ressent le contre-coup de toutes
les calamités publiques ; car à ceux qui n'ont rien
on ne prend rien, ou peu de chose.

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" les voyageurs étrangers, dont la curiosité est
si utile au royaume et à nous, ont été fort rares.
Les touristes anglais, qui composaient autrefois
une branche importante de notre revenu, ont manqué
totalement. Deux jeunes américains, arrêtés sur la
route du *Pentélique, nous ont fait tort de leur
rançon. Un esprit de défiance, alimenté par quelques
gazettes de *France et d'*Angleterre, écarte de nous
les gens dont la capture nous serait le plus utile.
" et cependant, messieurs, telle est la vitalité de
notre institution, qu'elle a mieux résisté à cette
crise fatale que l'agriculture, l'industrie et le
commerce. Vos capitaux confiés en mes mains ont
profité, non pas autant que je l'aurais voulu, mais
beaucoup mieux que personne ne pouvait l'espérer.
Je n'en dirai pas plus long : je laisse parler les
chiffres. L'arithmétique est plus éloquente que
*Démosthène.
" le capital social, limité d'abord au chiffre
modeste de 50, 000 francs, s'est élevé à 120, 000 par
trois émissions successives d'actions de
500 francs.
" nos recettes brutes, du 1er mai 1855 au 30 avril
1856, se montent à la somme de 261, 482 francs.
" nos dépenses se divisent comme il suit :
dîme payée aux églises et monastères. 26, 148
intérêt du capital au taux légal de 10
pour 100. 12, 000
à reporter. 38, 148

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report. 38, 148
solde et nourriture de 80 hommes, à
650 francs l'un. 52, 000
matériel, armes, etc. 7, 056
réparation de la route de *Thèbes, qui
était devenue impraticable et où l'on ne
trouvait plus de voyageurs à arrêter. 2, 540
frais de surveillance sur les grands
chemins. 5, 835
frais de bureau. 3
subvention de quelques journalistes. 11, 900
encouragements à divers employés de
l'ordre administratif et judiciaire. 18, 000
total. 135, 482
si l'on déduit cette somme du chiffre
brut de nos recettes, on trouve un
bénéfice net de. 126, 000
conformément aux statuts, cet excédant
est réparti comme il suit :
fonds de réserve déposé à la banque
d'*Athènes. 6, 000
tiers attribué au gérant. 40, 000
à partager entre les actionnaires. 80, 000
soit, 333 francs 33 centimes par action.
" ajoutez à ces 333 francs 33 centimes, 50 francs
d'intérêt et 25 francs du fonds de réserve, et vous
aurez un total

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de 408 francs 33 centimes par action. Votre argent
est donc placé à près de 82 pour 100.
" tels sont, messieurs, les résultats de la dernière
campagne. Jugez maintenant de l'avenir qui nous
est réservé le jour où l'occupation étrangère cessera
de peser sur notre pays et sur nos opérations ! "
le roi dicta ce rapport sans consulter de notes,
sans hésiter sur un chiffre et sans chercher un mot.
Je n'aurais jamais cru qu'un vieillard de son âge
pût avoir la mémoire aussi présente. Il apposa son
cachet au bas des trois lettres : c'est sa manière de
signer. Il lit couramment ; mais il n'a jamais
trouvé le temps d'apprendre à écrire. *Charlemagne et
*Alfred *Le *Grand étaient, dit-on, dans le même cas.
Tandis que les sous-secrétaires d'état s'occupaient
à transcrire sa correspondance du jour pour
la déposer aux archives, il donna audience aux
officiers subalternes qui étaient revenus avec
leurs détachements dans la journée. Chacun de
ces hommes s'asseyait devant lui, le saluait en
appuyant la main droite sur le coeur et faisait son
rapport en peu de mots, avec une concision
respectueuse. Je vous jure que saint *Louis, sous son
chêne, n'inspirait pas une vénération plus
profonde aux habitants de *Vincennes.
Le premier qui se présenta fut un petit homme
de mauvaise mine : vraie figure de cour d'assises.
C'était un insulaire de *Corfou poursuivi pour

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quelques incendies : il avait été le bienvenu, et ses
talents l'avaient fait monter en grade. Mais son
chef et ses soldats le tenaient en médiocre estime.
On le soupçonnait de détourner à son profit une
partie du butin. Or, le roi était intraitable sur le
chapitre de la probité. Lorsqu'il prenait un homme
en faute, il l'expulsait ignominieusement et lui
disait avec une ironie accablante : " va te faire
magistrat ! "
*Hadgi-*Stavros demanda au *Corfiote : " qu'as-tu
fait ?
-je me suis rendu, avec mes quinze hommes,
au ravin des hirondelles, sur la route de *Thèbes.
J'ai rencontré un détachement de la ligne :
vingt-cinq soldats.
-où sont leurs fusils ?
-je les leur ai laissés. Tous fusils à piston qui
ne nous auraient pas servi, faute de capsules.
-bon. Ensuite ?
-c'était jour de marché ; j'ai arrêté ceux qui
revenaient.
-combien ?
-cent quarante-deux personnes.
-et tu rapportes ?
-mille six francs quarante-trois centimes.
-sept francs par tête ! C'est peu.
-c'est beaucoup. Des paysans !
-ils n'avaient donc pas vendu leurs
denrées ?

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-les uns avaient vendu, les autres avaient
acheté. "
le *Corfiote ouvrit un sac pesant qu'il portait
sous le bras ; il en répandit le contenu devant les
secrétaires, qui se mirent à compter la somme. La
recette se composait de trente ou quarante piastres
mexicaines, de quelques poignées de zwanzigs
autrichiens et d'une énorme quantité de billon.
Quelques papiers chiffonnés se poursuivaient au
milieu de la monnaie. C'était des billets de banque
de dix francs.
" tu n'as pas de bijoux ? Demanda le roi.
-non.
-il n'y avait donc pas de femmes ?
-je n'ai rien trouvé qui valût la peine d'être
rapporté.
-qu'est-ce que je vois à ton doigt ?
-une bague.
-en or ?
-ou en cuivre ; je n'en sais rien.
-d'où vient-elle ?
-je l'ai achetée il y a deux mois.
-si tu l'avais achetée, tu saurais si elle est en
cuivre ou en or. Donne-la ! "
le *Corfiote se dépouilla de mauvaise grâce. La
bague fut immédiatement encaissée dans un petit
coffre plein de bijoux.
" je te pardonne, dit le roi, en faveur de ta
mauvaise

page 95

éducation. Les gens de ton pays déshonorent
le vol en y mêlant la friponnerie. Si je n'avais que
des ioniens dans ma troupe, je serais obligé de faire
mettre des tourniquets sur les chemins, comme aux
portes de l'exposition de *Londres, pour compter les
voyageurs et recevoir l'argent. à un autre ! "
celui qui vint ensuite était un gros garçon bien
portant, de la physionomie la plus avenante. Ses
yeux ronds, à fleur de tête, respiraient la droiture
et la bonhomie. Ses lèvres entr'ouvertes laissaient
voir, à travers leur sourire, deux rangées de dents
magnifiques. Il me séduisit au premier coup d'oeil,
et je me dis que s'il s'était fourvoyé en mauvaise
compagnie, il ne manquerait pas de rentrer un jour
ou l'autre dans le bon chemin. Ma figure lui plut
aussi, car il me salua très-poliment avant de
s'asseoir devant le roi.
*Hadgi-*Stavros lui dit : " qu'as-tu fait, mon
*Vasile ?
-je suis arrivé hier soir avec mes six hommes
à *Pigadia, le village du sénateur *Zimbélis.
-bien.
-*Zimbélis était absent, comme toujours ; mais
ses parents, ses fermiers et ses locataires étaient
tous chez eux, et couchés.
-bien.
-je suis entré au khan ; j'ai réveillé le khangi ;
je lui ai acheté vingt-cinq bottes de paille, et pour
payement, je l'ai tué.

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-bien.
-nous avons porté la paille au pied des maisons,
qui sont toutes en planches ou en osier, et nous
avons mis le feu dans sept endroits à la fois. Les
allumettes étaient bonnes ; le vent venait du nord ;
tout a pris.
-bien.
-nous nous sommes retirés doucement vers
les puits. Tout le village s'est éveillé à la fois en
criant. Les hommes sont venus avec leurs seaux de
cuir pour chercher de l'eau. Nous en avons noyé
quatre que nous ne connaissions pas ; les autres se
sont sauvés.
-bien.
-nous sommes retournés au village. Il n'y avait
plus personne qu'un enfant oublié par ses parents
et qui criait comme un petit corbeau tombé du nid.
Je l'ai jeté dans une maison qui brûlait, et il n'a
plus rien dit.
-bien.
-alors nous avons pris des tisons et nous
avons mis le feu aux oliviers. La chose a bien
réussi. Nous nous sommes remis en route vers le
camp ; nous avons soupé et couché à moitié chemin,
et nous sommes rentrés à neuf heures, tous bien
portants, sans une brûlure.
-bien. Le sénateur *Zimbélis ne fera plus de
discours contre nous. à un autre ! "

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*Vasile se retira en me saluant aussi poliment
que la première fois ; mais je ne lui rendis pas
son salut.
Il fut aussitôt remplacé par le grand diable qui
nous avait pris. Par un singulier caprice du hasard,
le premier auteur du drame où j'étais appelé à
jouer un rôle se nommait *Sophoclis. Au moment
où il commença son rapport, je sentis quelque
chose de froid couler dans mes veines. Je suppliai
*Mme *Simons de ne pas risquer une parole
imprudente. Elle me répondit qu'elle était anglaise
et qu'elle savait se conduire. Le roi nous pria de
nous taire et de laisser la parole à l'orateur.
Il étala d'abord les biens dont il nous avait
dépouillés ; puis il tira de sa ceinture quarante
ducats d'*Autriche qui faisaient une somme de quatre
cent soixante-dix francs, au cours de
11 francs 75.
" les ducats, dit-il, viennent du village de *Castia ;
le reste m'a été donné par les milords. Tu m'avais
dit de battre les environs ; j'ai commencé par le
village.
-tu as mal fait, répondit le roi. Les gens de
*Castia sont nos voisin, il fallait les laisser.
Comment vivrons-nous en sûreté, si nous nous faisons
des ennemis à notre porte ? D'ailleurs, ce sont de
braves gens qui peuvent nous donner un coup de
main à l'occasion.
-oh ! Je n'ai rien pris aux charbonniers ! Ils
ont disparu dans les bois sans me laisser le temps

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de leur parler. Mais le parèdre avait la goutte ; je
l'ai trouvé chez lui.
-qu'est-ce que tu lui as dit ?
-je lui ai demandé de l'argent ; il a soutenu
qu'il n'en avait pas. Je l'ai enfermé dans un sac
avec son chat ; et je ne sais pas ce que le chat lui
a fait, mais il s'est mis à me crier que son trésor
était derrière la maison, sous une grosse pierre.
C'est là que j'ai trouvé les ducats.
-tu as eu tort. Le parèdre ameutera tout le
village contre nous.
-oh ! Non. En le quittant, j'ai oublié d'ouvrir
le sac, et le chat doit lui avoir mangé les yeux.
-à la bonne heure ! ... mais entendez-moi bien
tous : je ne veux pas qu'on inquiète nos voisins.
Retire-toi. "
notre interrogatoire allait commencer.
*Hadgi-*Stavros, au lieu de nous faire comparaître
devant lui, se leva gravement et vint s'asseoir
à terre auprès de nous. Cette marque de déférence
nous parut d'un favorable augure. *Mme *Simons se
mit en devoir de l'interpeller de la bonne sorte.
Pour moi, prévoyant trop bien ce qu'elle pourrait
dire, et connaissant l'intempérance de sa langue,
j'offris au roi mes services en qualité d'interprète.
Il me remercia froidement et appela le *Corfiote,
qui savait l'anglais.
" madame, dit le roi à mistress *Simons, vous

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semblez courroucée. Auriez-vous à vous plaindre
des hommes qui vous ont conduite ici ?
-c'est une horreur ! Dit-elle. Vos coquins m'ont
arrêtée, jetée dans la poussière, dépouillée,
exténuée et affamée.
-veuillez agréer mes excuses. Je suis forcé
d'employer des hommes sans éducation. Croyez,
madame, que ce n'est pas sur mes ordres qu'ils
ont agi ainsi. Vous êtes anglaise ?
-anglaise de *Londres !
-je suis allé à *Londres ; je connais et j'estime
les anglais. Je sais qu'ils ont bon appétit, et vous
avez pu remarquer que je me suis empressé de vous
offrir des rafraîchissements. Je sais que les dames
de votre pays n'aiment pas à courir dans les
rochers, et je regrette qu'on ne vous ait pas laissée
marcher à votre pas. Je sais que les personnes de
votre nation n'emportent, en voyage, que les effets
qui leur sont nécessaires, et je ne pardonnerai pas à
*Sophoclis de vous avoir dépouillée, surtout si vous
êtes une personne de condition.
-j'appartiens à la meilleure société de
*Londres.
-daignez reprendre ici l'argent qui est à vous.
Vous êtes riche ?
-assurément.
-ce nécessaire n'est-il pas de vos bagages ?
-il est à ma fille.

page 100

-reprenez également ce qui est à mademoiselle
votre fille. Vous êtes très-riche ?
-très-riche.
-ces objets n'appartiennent-ils point à
monsieur votre fils ?
-monsieur n'est pas mon fils ; c'est un
allemand. Puisque je suis anglaise, comment
pourrais-je avoir un fils allemand ?
-c'est trop juste. Avez-vous bien vingt mille
francs de revenu ?
-davantage.
-un tapis à ces dames ! êtes-vous donc riche à
trente mille francs de rente ?
-nous avons mieux que cela.
-*Sophoclis est un manant que je corrigerai.
*Logothète, dis qu'on prépare le dîner de ces dames.
Serait-il possible, madame, que vous fussiez
millionnaire ?
-je le suis.
-et moi, je suis confus de la manière dont on
vous a traitée. Vous avez assurément de belles
connaissances à *Athènes ?
-je connais le ministre d'*Angleterre, et si vous
vous étiez permis ! ...
-oh ! Madame ! ... vous connaissez aussi des
commerçants, des banquiers ?
-mon frère, qui est à *Athènes, connaît plusieurs
banquiers de la ville.

page 101

-j'en suis ravi. *Sophoclis, viens ici ! Demande
pardon à ces dames. "
*Sophoclis marmotta entre ses dents je ne sais
quelles excuses. Le roi reprit :
" ces dames sont des anglaises de distinction ;
elles ont plus d'un million de fortune ; elles sont
reçues à l'ambassade d'*Angleterre ; leur frère, qui
est à *Athènes, connaît tous les banquiers de la
ville.
-à la bonne heure ! " s'écria *Mme *Simons. Le
roi poursuivit :
" tu devais traiter ces dames avec tous les
égards dus à leur fortune.
-bien ! Dit *Mme *Simons.
-les conduire ici doucement.
-pourquoi faire ? Murmura *Mary-*Ann.
-et t'abstenir de toucher à leur bagage.
Lorsqu'on a l'honneur de rencontrer dans la montagne
deux personnes du rang de ces dames, on les salue
avec respect, on les amène au camp avec déférence,
on les garde avec circonspection, et on leur offre
poliment toutes les choses nécessaires à la vie,
jusqu'à ce que leur frère ou leur ambassadeur nous
envoie une rançon de cent mille francs. "
pauvre *Mme *Simons ! Chère *Mary-*Ann ! Elles ne
s'attendaient ni l'une ni l'autre à cette
conclusion. Pour moi, je n'en fus pas surpris. Je
savais à quel rusé coquin nous avions affaire. Je
pris hardiment la parole, et je lui dis à
brûle-pourpoint : " tu peux

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garder ce que tes hommes m'ont volé, car c'est
tout ce que tu auras de moi. Je suis pauvre, mon
père n'a rien, mes frères mangent souvent leur
pain sec, je ne connais ni banquiers ni
ambassadeurs, et si tu me nourris dans l'espoir
d'une rançon, tu en seras pour tes frais, je te le
jure ! "
un murmure d'incrédulité s'éleva dans l'auditoire,
mais le roi parut me croire sur parole.
" s'il en est ainsi, me dit-il, je ne ferai pas la
faute de vous garder ici malgré vous. J'aime mieux
vous renvoyer à la ville. Madame vous confiera une
lettre pour monsieur son frère, et vous partirez
aujourd'hui même. Si cependant vous aviez besoin
de rester un jour ou deux dans la montagne, je
vous offrirais l'hospitalité ; car je suppose que vous
n'êtes pas venu jusqu'ici, avec cette grande boîte,
pour regarder le paysage. "
ce petit discours me procura un soulagement
notable. Je promenai autour de moi un regard de
satisfaction. Le roi, ses secrétaires et ses soldats
me parurent beaucoup moins terribles ; les rochers
voisins me semblèrent plus pittoresques, depuis que
je les envisageais avec les yeux d'un hôte et non
d'un prisonnier. Le désir que j'avais de voir
*Athènes se calma subitement, et je me fis à l'idée
de passer deux ou trois jours dans la montagne. Je
sentais que mes conseils ne seraient pas inutiles à
la mère de *Mary-*Ann. La bonne dame était dans

page 103

un état d'exaltation qui pouvait la perdre. Si par
aventure elle s'obstinait à refuser la rançon !
Avant que l'*Angleterre vînt à son secours, elle
avait le temps d'attirer quelque malheur sur une
tête charmante. Je ne pouvais m'éloigner d'elle
sans lui raconter, pour sa gouverne, l'histoire
des petites filles de *Mistra. Que vous dirai-je
encore ? Vous savez ma passion pour la botanique.
La flore du *Parnès est bien séduisante à la fin
d'avril. On trouve dans la montagne cinq ou six
plantes aussi rares que célèbres. Une surtout :
la boryana variabilis, découverte et
baptisée par *M *Bory de *Saint-*Vincent. Devais-je
laisser une telle lacune dans mon herbier et me
présenter au muséum de *Hambourg sans la
boryana variabilis ?
je répondis au roi : " j'accepte ton hospitalité,
mais à une condition.
-laquelle ?
-tu me rendras ma boîte.
-eh bien, soit ; mais à une condition aussi.
-voyons !
-vous me direz à quoi elle vous sert.
-qu'à cela ne tienne ! Elle me sert à loger les
plantes que je recueille.
-et pourquoi cherchez-vous des plantes ? Pour
les vendre ?
-fi donc ! Je ne suis pas un marchand ; je suis
un savant. "

page 104

il me tendit la main et me dit avec une joie
visible : " j'en suis charmé. La science est une
belle chose. Nos aïeux étaient savants ; nos
petits-fils le seront peut-être. Quant à nous, le
temps nous a manqué. Les savants sont-très estimés
dans votre pays ?
-infiniment.
-on leur donne de belles places ?
-quelquefois.
-on les paye bien ?
-assez.
-on leur attache de petits rubans sur la poitrine ?
-de temps en temps.
-est-il vrai que les villes se disputent à qui les
aura ?
-cela est vrai en *Allemagne.
-et qu'on regarde leur mort comme une
calamité publique ?
-assurément.
-ce que vous dites me fait plaisir. Ainsi vous
n'avez pas à vous plaindre de vos concitoyens ?
-bien au contraire ! C'est leur libéralité qui m'a
permis de venir en *Grèce.
-vous voyagez à leurs frais ?
-depuis six mois.
-vous êtes donc bien instruit ?
-je suis docteur.
-y a-t-il un grade supérieur dans la science ?

page 105

-non.
-et combien compte-t-on de docteurs dans la
ville que vous habitez ?
-je ne sais pas au juste, mais il n'y a pas
autant de docteurs à *Hamboug que de généraux à
*Athènes.
-oh ! Oh ! Je ne priverai pas votre pays d'un
homme si rare. Vous retournerez à *Hambourg,
monsieur le docteur. Que dirait-on là-bas si l'on
apprenait que vous êtes prisonnier dans nos
montagnes ?
-on dirait que c'est un malheur.
-allons ! Plutôt que de perdre un homme tel
que vous, la ville de *Hambourg fera bien un
sacrifice de quinze mille francs. Reprenez votre
boîte, courez, cherchez, herborisez et poursuivez
le cours de vos études. Pourquoi ne remettez-vous
pas cet argent dans votre poche ? Il est à vous, et je
respecte trop les savants pour les dépouiller. Mais
votre pays est assez riche pour payer sa gloire.
Heureux jeune homme ! Vous reconnaissez
aujourd'hui combien le titre de docteur ajoute à
votre valeur personnelle ! Je n'aurais pas demandé
un centime de rançon si vous aviez été un ignorant
comme moi. "
le roi n'écouta ni mes objections ni les
interjections de *Mme *Simons. Il leva la séance,
et nous montra du doigt notre salle à manger.
*Mme *Simons

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y descendit en protestant qu'elle dévorerait
le repas, mais qu'elle ne payerait jamais la carte.
*Mary-*Ann semblait fort abattue ; mais telle est la
mobilité de la jeunesse, qu'elle poussa un cri de
joie en voyant le lieu de plaisance où notre couvert
était mis. C'était un petit coin de verdure
enchâssé dans la roche grise. Une herbe fine et
serrée formait le tapis ; quelques massifs de
troënes et de lauriers servaient de tentures et
cachaient les murailles à pic. Une belle voûte bleue
s'étendait sur nos têtes ; deux vautours au long
col qui planaient dans l'air semblaient avoir été
suspendus pour le plaisir des yeux. Dans un coin
de la salle, une source limpide comme le diamant
se gonflait silencieusement dans sa coupe rustique,
se répandait par-dessus les bords et roulait
en nappe argentée sur le revers glissant de la
montagne. De ce côté, la vue s'étendait à l'infini
vers le fronton du *Pentélique, le gros palais
blanc qui règne sur *Athènes, le bois d'oliviers
sombres, la plaine poudreuse, le dos grisonnant
de l'*Hymette, arrondi comme l'échine d'un
vieillard, et cet admirable golfe saronique, si
bleu qu'on dirait un lambeau tombé du ciel.
Assurément *Mme *Simons n'avait pas l'esprit
tourné à l'admiration, et pourtant elle avoua
que le loyer d'une vue si belle coûterait cher
à *Londres ou à *Paris.
La table était servie avec une simplicité héroïque.

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Un pain bis, cuit au four de campagne, fumait sur
le gazon et saisissait l'odorat par sa vapeur
capiteuse. Le lait caillé tremblait dans une grande
jatte de bois. Les grosses olives et les piments
verts s'entassaient sur des planchette mal
équarries. Une outre velue gonflait son large ventre
auprès d'une coupe de cuivre rouge naïvement ciselé.
Un fromage de brebis reposait sur le linge qui
l'avait pressé et dont il gardait encore l'empreinte.
Cinq ou six laitues appétissantes nous offraient une
belle salade, mais sans aucun assaisonnement. Le roi
avait mis à notre disposition son argenterie de
campagne, consistant en cuillers sculptées à coups
de couteau, et nous avions, pour surcroît de luxe,
la fourchette de nos cinq doigts. On n'avait pas
poussé la tolérance jusqu'à nous servir de la viande,
mais en revanche le tabac doré d'almyros me
promettait une admirable digestion.
Un officier du roi était chargé de nous servir et
de nous écouter. C'était ce hideux *Corfiote,
l'homme à la bague d'or, qui savait l'anglais. Il
découpa le pain avec son poignard, et nous distribua
de tout à pleines mains, en nous priant de ne rien
ménager. *Mme *Simons, sans perdre un coup de dent,
lui lança quelques interrogations hautaines.
" monsieur, lui dit-elle, est-ce que votre maître
a cru sérieusement que nous lui payerions une
rançon de cent mille francs ?

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-il en est sûr, madame.
-c'est qu'il ne connaît pas la nation anglaise.
-il la connaît bien, madame, et moi aussi. à
*Corfou, j'ai fréquenté plusieurs anglais de
distinction : des juges !
-je vous en fais mon compliment ; mais dites
à ce *Stavros de s'armer de patience, car il attendra
longtemps les cent mille francs qu'il s'est promis.
-il m'a chargé de vous dire qu'il les attendrait
jusqu'au 15 mai, à midi juste.
-et si nous n'avons pas payé le 15 mai à midi ?
-il aura le regret de vous couper le cou, ainsi
qu'à mademoiselle. "
*Mary-*Ann laissa tomber le pain qu'elle portait à
sa bouche. " donnez-moi à boire un peu de vin, "
dit-elle. Le brigand lui tendit la coupe pleine ; mais
à peine y eut-elle trempé ses lèvres qu'elle laissa
échapper un cri de répugnance et d'effroi. La pauvre
enfant s'imagina que le vin était empoisonné. Je la
rassurai en vidant la coupe d'un seul trait. Ne
craignez rien, lui dis-je ; c'est la résine.
" quelle résine ?
-le vin ne se conserverait pas dans les outres
si l'on n'y ajoutait une certaine dose de résine qui
l'empêche de se corrompre. Ce mélange ne le rend
pas agréable, mais vous voyez qu'on le boit sas
danger. "
malgré mon exemple, *Mary-*Ann et sa mère se

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firent apporter de l'eau. Le brigand courut à la
source et revint en trois enjambées. " vous
comprenez, mesdames, dit-il en souriant, que le roi
ne ferait pas la faute d'empoisonner des personnes
aussi chères que vous. " il ajouta en se tournant
vers moi : " vous, monsieur le docteur, j'ai ordre
de vous apprendre que vous avez trente jours pour
terminer vos études et payer la somme. Je vous
fournirai, ainsi qu'à ces dames, tout ce qu'il faut
pour écrire.
-merci, dit *Mme *Simons. Nous y penserons
dans huit jours si nous ne sommes pas délivrées.
Et par qui, madame ?
-par l'*Angleterre !
-elle est loin.
-ou par la gendarmerie.
-c'est la grâce que je vous souhaite. En
attendant, désirez-vous quelque chose que je puisse
vous donner ?
-je veux d'abord une chambre à coucher.
-nous avons près d'ici des grottes qu'on appelle
les étables. vous y seriez mal ; on y a mis des
moutons pendant l'hiver, et l'odeur en est restée. Je
ferai prendre deux tentes chez les bergers d'en bas,
et vous camperez ici... jusqu'à l'arrivée des
gendarmes.
-je veux une femme de chambre.
-rien n'est plus facile. Nos hommes descendront

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dans la plaine et arrêteront la première
paysanne qui passera..., si toutefois la gendarmerie
le permet.
-il me faut des vêtements, du linge, des
serviettes de toilette, du savon, un miroir, des
peignes, des odeurs, un métier à tapisserie, un...
-c'est beaucoup de choses, madame, et pour
vous trouver tout cela, nous serions forcés de
prendre *Athènes. Mais on fera pour le mieux.
Comptez sur moi et ne comptez pas trop sur les
gendarmes.
-que *Dieu ait pitié de nous ! " dit *Mary-*Ann.
Un écho vigoureux répondit : kyrie eleison !
c'était le bon vieillard qui venait nous faire
une visite et qui chantait en marchant pour se tenir
en haleine. Il nous salua cordialement, déposa sur
l'herbe un vase plein de miel et s'assit auprès de
nous. " prenez et mangez, nous dit-il : mes abeilles
vous offrent le dessert. "
je lui serrai la main ; *Mme *Simons et sa fille se
détournèrent avec dégoût. Elles s'obstinaient à voir
en lui un complice des brigands. Le pauvre
bonhomme n'avait pas tant de malice. Il ne savait que
chanter ses prières, soigner ses petites bêtes,
vendre sa récolte, encaisser les revenus du couvent
et vivre en paix avec tout le monde. Son
intelligence était bornée, sa science nulle, sa
conduite innocente comme celle d'une machine
bien réglée. Je ne crois

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pas qu'il sût distinguer clairement le bien du mal,
et qu'il mît une grande différence entre un voleur
et un honnête homme. Sa sagesse consistait à faire
quatre repas tous les jours et à se tenir
prudemment entre deux vins, comme le poisson entre
deux eaux. C'était, d'ailleurs, un des meilleurs
moines de son ordre.
Je fis honneur au présent qu'il nous avait apporté.
Ce miel à demi-sauvage ressemblait à celui que
vous mangez en *France comme la chair d'un
chevreuil à la viande d'un agneau. On eût dit que les
abeilles avaient distillé dans un alambic invisible
tous les parfums de la montagne. J'oubliai, en
mangeant ma tartine, que je n'avais qu'un mois pour
trouver quinze mille francs ou mourir.
Le moine, à son tour, nous demanda la permission
de se rafraîchir un peu, et, sans attendre une
réponse, il prit la coupe et se versa rasade. Il but
successivement à chacun de nous. Cinq ou six
brigands, attirés par la curiosité, se glissèrent
dans la salle. Il les interpella par leur nom et
but à chacun d'eux par esprit de justice. Je ne
tardai pas à maudire sa visite. Une heure après son
arrivée, la moitié de la bande était assise en cercle
autour de notre table. En l'absence du roi, qui
faisait la sieste dans son cabinet, les brigands
venaient, un à un, cultiver notre connaissance. L'un
nous offrait ses services, l'autre nous apportait
quelque chose,

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un autre s'introduisait ans prétexte et sans
embarras, en homme qui se sent chez lui. Les plus
familiers me priaient amicalement de leur raconter
notre histoire ; les plus timides se tenaient
derrière leurs camarades et les poussaient
insensiblement jusque sur nous. Quelques-uns, après
s'être rassasiés de notre vue, s'étendaient sur
l'herbe et ronflaient sans coquetterie en présence
de *Mary-*Ann. Et les puces montaient toujours,
et la présence de leurs premiers maîtres les rendait
si hardies que j'en surpris trois ou quatre sur
le dos de ma main. Impossible de leur disputer le
droit de pâture : je n'étais plus un homme, mais
un pré communal. En ce moment, j'aurais donné les
trois plus belles plantes de mon herbier pour un
quart d'heure de solitude. *Mme *Simons et sa fille
étaient trop discrètes pour me faire part de leurs
impressions, mais elles prouvaient, par quelques
soubresauts involontaires, que nous étions en
communauté d'idées. Je surpris même entre elles
un regard désespéré qui signifiait clairement : les
gendarmes nous délivreront des voleurs, mais qui
nous défera des puces ? Cette plainte muette éveilla
dans mon coeur un sentiment chevaleresque. J'étais
résigné à souffrir, mais voir le supplice de
*Mary-*Ann était chose au-dessus de mes forces.
Je me levai résolûment et je dis à nos
importuns :
" allez-vous-en tous ! Le roi nous a logés ici

page 113

pour vivre tranquilles jusqu'à l'arrivée de notre
rançon. Le loyer nous coûte assez cher pour que
nous ayons le droit de rester seuls. N'êtes-vous pas
honteux de vous amasser autour d'une table, comme
des chiens parasites ? Vous n'avez rien à
faire ici. Nous n'avons pas besoin de vous ; nous
avons besoin que vous n'y soyez pas. Croyez-vous
que nous puissions nous enfuir ? Par où ? Par la
cascade ? Ou par le cabinet du roi ? Laissez-nous
donc en paix. *Corfiote, chasse-les dehors, et je t'y
aiderai, si tu veux ! "
je joignis l'action à la parole. Je poussai les
traînards, j'éveillai les dormeurs, je secouai le
moine, je forçai le *Corfiote à me venir en aide, et
bientôt le troupeau des brigands, troupeau armé
de poignards et de pistolets, nous céda la place
avec une docilité moutonnière, tout en regimbant,
en faisant de petits pas, en résistant des épaules et
en retournant la tête, à la façon des écoliers qu'on
chasse en étude quand la fin de la récréation a
sonné.
Nous étions seuls enfin, avec le *Corfiote. Je dis à
mistress *Simons : " madame, nous voici chez
nous. Vous plaît-il que nous séparions l'appartement
en deux ? Il ne me faut qu'un petit coin pour
dresser ma tente. Derrière ces arbres, je ne
serai pas trop mal, et tout le reste vous
appartiendra. Vous aurez la fontaine sous la main,
et

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ce voisinage ne vous gênera pas, puisque l'eau
s'en va tomber en cascade au revers de la
montagne. "
mes offres furent acceptées d'assez mauvaise
grâce. Ces dames auraient voulu tout garder pour
elles et m'envoyer dormir au milieu des brigands.
Il est vrai que le cant britannique aurait
gagné quelque chose à cette séparation, mais j'y
aurais perdu la vue de *Mary-*Ann. Et d'ailleurs
j'étais bien décidé à coucher loin des puces. Le
*Corfiote appuya ma proposition, qui rendait sa
surveillance plus facile. Il avait ordre de nous
garder nuit et jour. On convint qu'il dormirait
auprès de ma tente. J'exigeai entre nous une
distance de six pieds anglais.
Le traité conclu, je m'établis dans un coin pour
donner la chasse à mon gibier domestique. Mais
à peine avais-je sonné le premier hallali, que les
curieux reparurent à l'horizon, sous prétexte de nous
apporter les tentes. *Mme *Simons jeta les hauts cris
en voyant que sa maison se composait d'une simple
bande de feutre grossier, pliée par le milieu, fixée
à terre par les bouts, et ouverte au vent de deux
côtés. Le *Corfiote jurait que nous serions logés
comme des princes, sauf le cas de pluie ou de
grand vent. La troupe entière se mit en devoir de
planter les piquets, de dresser nos lits et
d'apporter les couvertures. Chaque lit se composait
d'un

page 115

tapis couvert d'un gros manteau de poil de chèvre.
à six heures, le roi vint s'assurer par ses yeux
que nous ne manquions de rien. *Mme *Simons,
plus courroucée que jamais, répondit qu'elle
manquait de tout. Je demandai formellement
l'exclusion de tous les visiteurs inutiles. Le roi
établit un règlement sévère qui ne fut jamais suivi.
Discipline est un mot français bien difficile à
traduire en grec.
Le roi et ses sujets se retirèrent à sept heures, et
l'on nous servit le souper. Quatre flambeaux de
bois résineux éclairaient la table. Leur lumière
rouge et fumeuse colorait étrangement la figure
un peu pâlie de *Mlle *Simons. Ses yeux semblaient
s'éteindre et se rallumer au fond de leurs orbites,
comme les phares à feu tournant. Sa voix, brise
par la fatigue, reprenait par intervalle un éclat
singulier. En l'écoutant, mon esprit s'égarait dans
le monde surnaturel, et il me venait je ne sais
quelles réminiscences des contes fantastiques.
Un rossignol chanta, et je crus voir sa chanson
argentine voltiger sur les lèvres de *Mary-*Ann.
La journée avait été rude pour tous, et moi-même,
qui vous ai donné des preuves éclatantes de mon
appétit, je reconnus bientôt que je n'avais faim
que de sommeil. Je souhaitai le bonsoir à ces dames,
et je me retirai sous ma tente. Là, j'oubliai
en un instant rossignol, danger, rançon, piqûres ;
je fermai les yeux à double tour, et je dormis.

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Une fusillade épouvantable m'éveilla en sursaut.
Je me levai si brusquement, que je donnai de la
tête contre un des piquets de ma tente. Au même
instant, j'entendis deux voix de femmes qui
criaient : nous sommes sauvées ! Les gendarmes !
Je vi deux ou trois fantômes courir confusément
à travers la nuit. Dans ma joie, dans mon trouble,
j'embrassai la première ombre qui passa à ma
portée : c'était le *Corfiote.
" halte-là ! Cria-t-il ; où courez-vous, s'il vous
plaît ?
-chien de voleur, répondis-je en essuyant ma
bouche, je vais voir si les gendarmes auront
bientôt fini de fusiller tes camarades. "
*Mme *Simons et sa fille, guidées par ma voix,
arrivèrent auprès de nous. Le *Corfiote nous dit :
" les gendarmes ne voyagent pas aujourd'hui.
C'est l'ascension et le 1er mai : double fête. Le
bruit que vos avez entendu est le signal des
réjouissances. Il est minuit passé ; jusqu'à
demain, à pareille heure, nos compagnons vont boire
du vin, manger de la viande, danser la
romaïque et brûler de la poudre. Si vous vouliez
voir ce beau spectacle, vous me feriez plaisir.
Je vous garderais plus agréablement autour du rôti
qu'au bord de la fontaine.
-vous mentez ! Dit *Mme *Simons. C'est les
gendarmes !

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-allons-y voir, " ajouta *Mary-*Ann.
Je les suivis. Le vacarme était si grand, qu'à
vouloir dormir on eût perdu sa peine. Notre guide
nous fit traverser le cabinet du roi et nous
montra le camp des voleurs éclairé comme par un
incendie. Des pins entiers flambaient d'espace en
espace. Cinq ou six groupes assis autour du feu
rôtissaient des agneaux embrochés dans des bâtons.
Au milieu de la foule, un ruban de danseurs
serpentait lentement au son d'une musique effroyable.
Les coups de fusil partaient dans tous les sens. Il
en vint un dans notre direction, et j'entendis
siffler une balle à quelques pouces de mon oreille.
Je priai ces dames de doubler le pas, espérant
qu'auprès du roi nous serions plus loin du danger.
Le roi, assis sur son éternel tapis, présidait
avec solennité aux divertissements de son peuple.
Autour de lui, les outres se vidaient comme de
simples bouteilles ; les agneaux se découpaient
comme des perdrix ; chaque convive prenait un
gigot ou une épaule et l'emportait à pleine main.
L'orchestre était composé d'un tambourin sourd et
d'un flageolet criard : le tambourin était devenu
sourd à force d'entendre crier le flageolet. Les
danseurs avaient ôté leurs souliers pour être plus
agiles. Ils se démenaient sur place et faisaient
craquer leurs os en mesure, ou à peu près. De temps
en temps, l'un d'eux quittait le bal, avalait une

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coupe de vin, mordait dans un morceau de viande,
tirait un coup de fusil, et retournait à la danse.
Tous ces hommes, excepté le roi, buvaient,
mangeaient, hurlaient et sautaient : je n'en vis
pas rire un seul.
*Hadgi-*Stavros s'excusa galamment de nous avoir
éveillés.
" ce n'est pas moi qui suis coupable, dit-il,
c'est la coutume. Si le 1er mai se passait sans
coups de fusil, ces braves gens ne croiraient pas
au retour du printemps. Je n'ai ici que des êtres
simples, élevés à la campagne et attachés aux vieux
usages du pays. Je fais leur éducation du mieux
que je peux, mais je mourrai avant de les avoir
policés. Les hommes ne se refondent pas en un
jour comme les couverts d'argent. Moi-même, tel
que vous me voyez, j'ai trouvé du plaisir à ces
ébats grossiers ; j'ai bu et dansé tout comme un
autre. Je ne connaissais pas la civilisation
européenne : pourquoi me suis-je mis si tard à
voyager ? Je donnerais beaucoup pour être jeune
et n'avoir que cinquante ans. J'ai des idées de
réforme qui ne seront jamais exécutées, car je me
vois, comme *Alexandre, sans un héritier digne de
moi. Je rêve une organisation nouvelle du
brigandage, sans désordre, sans turbulence et sans
bruit. Mais je ne suis pas secondé. Je devrais avoir
le recensement exact de tous les habitants du
royaume avec l'état approximatif

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de leurs biens, meubles et immeubles. Quant
aux étrangers qui débarquent chez nous, un agent
établi dans chaque port me ferait connaître leurs
noms, leur itinéraire, et, autant que possible, leur
fortune. De cette façon, je saurais ce que chacun
peut me donne ; je ne serais plus exposé à
demander trop ou trop peu. J'établirais sur chaque
route un poste d'employés propres, bien élevés et
bien mis ; car enfin à quoi bon effaroucher les
clients par une tenue choquante et une mine
rébarbative ? J'ai vu, en *France et en *Angleterre,
des voleurs élégants jusqu'à l'excès : en
faisaient-ils moins bien leurs affaires ?
" j'exigerais chez tous mes subordonnés des
manières exquises, surtout chez les employés au
département des arrestations. J'aurais, pour les
prisonniers de distinction comme vous, des logements
confortables en bon air, avec jardins. Et ne croyez
pas qu'il leur en coûterait plus cher : bien au
contraire ! Si tous ceux qui voyagent dans le
royaume arrivaient nécessairement dans mes mains, je
pourrais taxer le passant à une somme insignifiante.
Que chaque indigène et chaque étranger me donne
seulement un quart pour cent sur le chiffre de sa
fortune ; je gagnerai sur la quantité. Alors le
brigandage ne sera plus qu'un impôt sur la
circulation : impôt juste, car il sera
proportionnel ; impôt normal, car il a toujours
été perçu depuis les temps

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héroïques. Nous le simplifierons, s'il le faut, par
les abonnements à l'année. Moyennant telle somme une
fois payée, on obtiendra un sauf-conduit pour les
indigènes, un visa sur le passe-port des étrangers.
Vous me direz qu'aux termes de la constitution, nul
impôt ne peut être établi sans le vote des deux
chambres. Ah ! Monsieur, si j'avais le temps !
J'achèterais tout le sénat ; je nommerais une
chambre des députés bien à moi ! La loi passerait
d'emblée ; on créerait, au besoin, un ministère des
grands chemins. Cela me coûterait deux ou trois
millions de premier établissement ; mais en quatre
ans je rentrerais dans tous mes frais..., et
j'entretiendrais les routes par-dessus le marché ! "
il soupira solennellement, puis il reprit : " vous
voyez avec quel abandon je vous raconte mes
affaires. C'est une vieille habitude dont je ne me
déferai jamais. J'ai toujours vécu non-seulement
au grand air, mais au grand jour. Notre profession
serait honteuse si on l'exerçait clandestinement.
Je ne me cache pas, car je n'ai peur de personne.
Quand vous lirez dans les journaux qu'on est à ma
recherche, dites sans hésiter que c'est une fiction
parlementaire : on sait toujours où je suis. Je
ne crains ni les ministres, ni l'armée, ni les
tribunaux. Les ministres savent tous que d'un geste
je puis changer le cabinet. L'armée est pour moi :
c'est elle qui me fournit des recrues lorsque
j'en ai besoin. Je lui

page 121

emprunte des soldats ; je lui rends des officiers.
Quant à messieurs les juges, ils connaissent mes
sentiments pour eux. Je ne les estime pas, mais je
les plains. Pauvres et mal payés, on ne saurait leur
demander d'être honnêtes. J'en nourris quelques-uns,
j'en habille quelques autres ; j'en ai pendu
fort peu dans ma vie : je suis donc le bienfaiteur
de la magistrature. "
il me désigna, par un geste magnifique, le ciel,
la mer et le pays : " tout cela, dit-il, est à moi.
Tout ce qui respire dans le royaume m'est soumis
par la peur, l'amitié ou l'admiration. J'ai fait
pleurer bien des yeux, et pourtant il n'est pas une
mère qui ne voulût avoir un fils comme
*Hadgi-*Stavros. Un jour viendra que les docteurs
comme vous écriront mon histoire, et que les îles
de l'archipel se disputeront l'honneur de m'avoir
vu naître. Mon portrait sera dans les cabanes avec
les images sacrées qu'on achète au mont *Athos.
En ce temps-là, les petits-enfants de ma fille,
fussent-ils princes souverains, parleront avec
orgueil de leur ancêtre, le roi des montagnes ! "
peut-être allez-vous rire de ma simplicité
germanique ; mais un si étrange discours me remua
profondément. J'admirais, malgré moi, cette
grandeur dans le crime. Je n'avais pas encore eu
l'occasion de rencontrer un coquin majestueux. Ce
diable d'homme, qui devait me couper le cou à a fin
du

page 122

mois, m'inspirait quasiment du respect. Sa grande
figure de marbre, sereine au milieu de l'orgie,
m'apparaissait comme le masque inflexible du
destin. Je ne pus m'empêcher de lui répondre : " oui,
vus êtes vraiment roi. "
il répondit en souriant :
" en effet, puisque j'ai des flatteurs, même
parmi mes ennemis. Ne vous défendez pas ! Je sais
lire sur les visages, et vous m'avez regardé ce
matin en homme qu'on voudrait voir pendu.
-puisque vous m'invitez à la franchise, j'avoue
que j'ai eu un mouvement d'humeur. Vous m'avez
demandé une rançon déraisonnable. Que vous
preniez cent mille francs à ces dames qui les ont,
c'est une chose naturelle et qui rentre dans votre
métier ; mais que vous en exigiez quinze mille de
moi qui n'ai rien, voilà ce que je n'admettrai
jamais.
-pourtant, rien n'est plus simple. Tous les
étrangers qui viennent chez nous sont riches, car
le voyage coûte cher. Vous prétendez que vous ne
voyagez pas à vos frais ; je veux vous croire. Mais
ceux qui vous ont envoyé ici vous donnent au
moins trois ou quatre mille francs par an. S'ils
font cette dépense, ils ont leurs raisons, car on ne
fait rien pour rien. Vous représentez donc à leurs
yeux un capital de soixante à quatre-vingt mille
francs. Donc, en vous rachetant pour quinze mille,
ils y gagnent.

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-mais l'établissement qui me paye n'a point de
capital ; il n'a que des revenus. Le budget du
jardin des plantes est voté tous les ans par le
sénat ; ses ressources sont limitées ; on n'a
jamais prévu un cas pareil ; je ne sais comment
vous expliquer... vous ne pouvez pas comprendre...
-et quand je comprendrais, reprit-il d'un ton
hautain, croyez-vous que je reviendrais sur ce que
j'ai dit ? Mes paroles sont des lois : si je veux
qu'on les respecte, je ne dois pas les violer
moi-même. J'ai le droit d'être injuste ; je n'ai
pas le droit d'être faible. Mes injustices ne
nuisent qu'aux autres ; une faiblesse me perdrait.
Si l'on me savait exorable, mes prisonniers
chercheraient des prières pour me vaincre au lieu
de chercher de l'argent pour me payer. Je ne suis
pas un de vos brigands d'*Europe, qui font un
mélange de rigueur et de générosité, de spéculation
et d'imprudence, de cruauté sans cause et
d'attendrissement sans excuse, pour finir
sottement sur l'échafaud. J'ai dit devant témoins
que j'aurais quinze mille francs ou votre tête.
Arrangez-vous ; mais, d'une façon ou de l'autre, je
serai payé. écoutez : en 1854, j'ai condamné deux
petites filles qui avaient l'âge de ma chère
*Photini. Elles me tendaient les bras en pleurant,
et leurs cris faisaient saigner mon coeur de père.
*Vasile, qui les a tuées, s'y est repris à plusieurs
fois : sa main tremblait. Et cependant j'ai été
inflexible,

page 124

parce que la rançon n'était pas payée. Croyez-vous
qu'après cela je vais vous faire grâce ? à quoi me
servirai de les avoir tuées, les pauvres
créatures, si l'on apprenait que je vous ai renvoyé
pour rien ? "
je baissai la tête sans trouver un mot à
répondre. J'avais mille fois raison ; mais je ne
savais rien opposer à l'impitoyable logique du vieux
bourreau. Il me tira de mes réflexions par une tape
amicale sur l'épaule : " du courage, me dit-il.
J'ai vu la mort de plus près que vous, et je me
porte comme un chêne. Pendant la guerre de
l'indépendance, *Ibrahim m'a fait fusiller par
sept égyptiens. Six balles se sont perdues ; la
septième m'a frappé au front sans entrer. Quand
les turcs sont venus ramasser mon cadavre, j'avais
disparu dans la fumée. Vous avez peut-être plus
longtemps à vivre que vous ne pensez. écrivez à
tous vos amis de *Hambourg. Vous avez reçu de
l'éducation : un docteur doit avoir des amis pour
plus de quinze mille francs. Je le voudrais, quant
à moi. Je ne vous hais pas ; vous ne m'avez jamais
rien fait ; votre mort ne me causerait aucun
plaisir, et je me plais à croire que vous trouverez
les moyens de payer en argent. En attendant, allez
vous reposer avec ces dames. Mes gens ont bu un
coup de trop, et ils regardent les anglaises avec
des yeux qui ne disent rien de bon. Ces pauvres
diables sont condamnés

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à une vie austère, et ils n'ont pas soixante-dix
ans comme moi. En temps ordinaire, je les dompte
par la fatigue ; mais, dans une heure, si la
demoiselle restait là, je ne répondrais de rien. "
en effet, un cercle menaçant se formait autour de
*Mary-*Ann, qui examinait ces figures étranges avec
une innocente curiosité. Les brigands, accroupis
devant elle, se parlaient haut à l'oreille, et
faisaient son éloge en des termes que, par bonheur,
elle ne comprit pas. Le *Corfiote, qui avait
réparé le temps perdu, lui tendit une coupe de vin,
qu'elle repoussa fièrement et qui vint arroser
l'assistance. Cinq ou six buveurs, plus enflammés
que les autres, se poussaient, se battaient et
échangeaient de grands coups de poing, comme pour
s'échauffer et s'enhardir à d'autres exploits. Je
fis un signe à *Mme *Simons : elle se leva avec
sa fille. Mais au moment où j'offrais le bras à
*Mary-*Ann, *Vasile, rouge de vin, s'avança en
chancelant, et fit le geste de la prendre par la
taille. à cette vue, il me monta au cerveau
je ne sais quelle fumée de colère. Je sautai
sur le misérable et je lui fis une cravate de mes dix
doigts. Il porta la main à sa ceinture et chercha en
tâtonnant le manche d'un couteau ; mais avant qu'il
eût rien trouvé, je le vis arraché de mes mains et
lancé à dix pas en arrière par la grande main
puissante du vieux roi. Un murmure gronda dans les
bas-fonds de l'assemblée. *Hadgi-*Stavros éleva sa

page 126

voix au-dessus du bruit et cria : " taisez-vous !
Montrez que vous êtes des hellènes et non des
albanais ! " il reprit à voix basse : " nous,
marchons vite ; *Corfiote, ne me quitte pas ;
monsieur l'allemand, dites aux dames que je coucherai
à la porte de leur chambre. "
il partit avec nous, précédé de son chiboudgi, qui
ne le quittait ni jour ni nuit. Deux ou trois
ivrognes firent mine de le suivre : il les
repoussa rudement. Nous n'étions pas à cent pas de
la foule, lorsqu'une balle de fusil passa en sifflant
au milieu de nous. Le vieux *Pallicare ne daigna pas
même retourner la tête. Il me regarda en souriant
et me dit à demi-voix : " il faut de l'indulgence ;
c'est le jour de l'ascension. " chemin faisant, je
profitai des distractions du *Corfiote, qui
trébuchait à chaque pas, pour demander à
*Mme *Simons un entretien particulier. " j'ai,
lui dis-je, un secret important à vous apprendre.
Permettez-moi de me glisser jusqu'à votre tente,
pendant que notre espion dormira du sommeil de
*Noé. "
je ne sais si cette comparaison biblique lui parut
irrévérencieuse ; mais elle me répondit sèchement
qu'elle ne savait point avoir des secrets à
partager avec moi. J'insistai ; elle tint bon.
Je lui dis que j'avais trouvé le moyen de nous
sauver tous, sans bourse délier. Elle me lança
un regard de défiance, consulta sa fille, et finit
par accorder ce que je demandais.

page 127

*Hadgi-*Stavros favorisa notre rendez-vous
en retenant le *Corfiote auprès de lui. Il fit porter
son tapis au haut de l'escalier rustique qui
conduisait à notre campement, déposa ses armes à
portée de sa main, fit coucher le chiboudgi à sa
droite et le *Corfiote à sa gauche, et nous souhaita
des rêves dorés.
Je me tins prudemment sous ma tente jusqu'au
moment où trois ronflements distincts m'assurèrent
que nos gardiens étaient endormis. Le tapage de la
fête s'éteignait sensiblement. Deux ou trois fusils
retardataires troublaient seuls de temps en temps
le silence de la nuit. Notre voisin le rossignol
poursuivait tranquillement sa chanson commencée. Je
rampai le long des arbres jusqu'à la tente de
*Mme *Simons. La mère et la fille m'attendaient sur
l'herbe humide : les moeurs anglaises m'interdisaient
l'entrée de leur chambre à coucher.
" parlez, monsieur, me dit *Mme *Simons ; mais
faites vite. Vous savez si nous avons besoin de
repos. "
je répondis avec assurance : " mesdames, ce que
j'ai à vous dire vaut bien une heure de sommeil.
Voulez-vous être libres dans trois jours ?
-mais, monsieur, nous le serons demain, ou
l'*Angleterre ne serait plus l'*Angleterre ! *Dimitri
a dû avertir mon frère vers cinq heures ; mon frère
a vu notre ministre à l'heure du dîner ; on a donné

page 128

les ordres avant la nuit ; les gendarmes sont en
route, quoi qu'en ait dit le *Corfiote, et nous
serons délivrées au matin pour notre déjeuner.
-ne nous berçons pas d'illusions : le temps
presse. Je ne compte pas sur la gendarmerie : nos
vainqueurs en parlent trop légèrement pour la
craindre. J'ai toujours entendu dire que, dans ce
pays, chasseur et gibier, gendarme et brigand,
faisaient bon ménage ensemble. Je suppose, à la
rigueur, qu'on envoie quelques hommes à notre
secours : *Hadgi-*Stavros les verra venir et il nous
entraînera, par des chemins écartés, dans un autre
repaire. Il sait le pays sur le bout du doigt ; tous
les rochers sont ses complices, tous les buissons ses
alliés, tous les ravins ses recéleurs. Le *Parnès
est avec lui contre nous ; il est le roi des
montagnes !
-bravo, monsieur ! *Hadgi-*Stavros est *Dieu, et
vous êtes son prophète. Il serait touché d'entendre
avec quelle admiration vous parlez de lui. J'avais
déjà deviné que vous étiez de ses amis, à voir comme
il vous frappait sur l'épaule et comme il vous
parlait en confidence. N'est-ce pas lui qui vous a
suggéré le plan d'évasion que vous venez nous
proposer ?
-oui, madame, c'est lui ; ou plutôt c'est sa
correspondance. J'ai trouvé ce matin, pendant qu'il
dictait son courrier, le moyen infaillible de nous
délivrer gratis. Veuillez écrire à monsieur votre
frère de rassembler une somme de cent quinze mille

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francs, cent pour votre rançon, quinze pour la
mienne, et de les envoyer ici le plus tôt possible
par un homme sûr, par *Dimitri.
-par votre ami *Dimitri, à votre ami le roi des
montagnes ? Grand merci, mon cher monsieur ! C'est
à ce prix que nous serons délivrées pour rien !
-oui, madame. *Dimitri n'est pas mon ami, et
*Hadgi-*Stavros ne se ferait pas scrupule de me
couper la tête. Mais je continue : en échange de
l'argent, vous exigerez que le roi vous signe un
reçu.
-le bon billet que nous aurons là !
-avec ce billet, vous reprendrez vos cent quinze
mille francs, sans perdre un centime, et vous allez
voir comment.
-bonsoir, monsieur. Ne prenez pas la peine
d'en dire davantage. Depuis que nous avons
débarqué dans ce bienheureux pays, nous avons été
volées par tout le monde. Les douaniers du *Pirée
nous ont volées ; le cocher qui nous a conduites
à *Athènes nous a volées ; notre aubergiste nous a
volées ; notre domestique de place, qui n'est pas
votre ami, nous a jetées entre les mains des
voleurs ; nous avons rencontré un moine respectable
qui partageait nos dépouilles avec les voleurs ;
tous ces messieurs qui boivent là-haut sont des
voleurs ; ceux qui dorment à notre porte pour nous
protéger sont des voleurs ; vous êtes le seul
honnête homme que nous ayons rencontré en *Grèce,
et vos conseils sont les

page 130

meilleurs du monde ; mais bonsoir, monsieur,
bonsoir !
-au nom du ciel, madame ! ... je ne me justifie
pas ; pensez de moi ce que vous voudrez. Laissez-moi
seulement vous dire comment vous reprendrez votre
argent.
-et comment voulez-vous que je le reprenne, si
toute la gendarmerie du royaume ne peut pas nous
reprendre nous-mêmes ? *Hadgi-*Stavros n'est donc
plus le roi des montagnes ? Il ne sait plus de
chemins écartés ? Les ravins, les buissons, les
rochers ne sont plus ses recéleurs et ses complices ?
Bonsoir, monsieur ; je rendrai témoignage de votre
zèle ; je dirai aux brigands que vous avez fait leur
commission ; mais, une fois pour toutes, bonsoir ! "
la bonne dame me poussa par les épaules en
criant bonsoir sur un ton si aigu, que je tremblai
qu'elle n'éveillât nos gardiens, et je m'enfuis
piteusement sous ma tente. Quelle journée, monsieur !
J'entrepris de récapituler tous les incidents qui
avaient grêlé sur ma tête depuis l'heure où j'étais
parti d'*Athènes à la poursuite de la boryana
variabilis. la rencontre des anglaises, les
beaux yeux de *Mary-*Ann, les fusils des brigands,
les chiens, les puces, *Hadgi-*Stavros, quinze
mille francs à payer, ma vie à ce prix, l'orgie de
l'ascension, les balles sifflant à mes oreilles,
la face avinée de *Vasile, et, pour couronner la
fête, les injustices de *Mme *Simons !

page 131

Il ne me manquait plus, après tant d'épreuves, que
d'être pris moi-même pour un voleur ! Le sommeil,
qui console de tout, ne vint pas à mon
secours. J'avais été surmené par les événements, et
la force me manquait pour dormir. Le jour se leva
sur mes méditations douloureuses. Je suivis d'un
oeil éteint le soleil qui montait sur l'horizon. Des
bruits confus succédèrent peu à peu au silence de
la nuit. Je ne me sentais pas le courage de regarder
l'heure à ma montre ou de retourner la tête pour
voir ce qui se passait autour de moi. Tous mes sens
étaient hébétés par la fatigue et le découragement.
Je crois que si l'on m'avait fait rouler au bas de la
montagne, je n'aurais pas étendu les mains pour me
retenir. Dans cet anéantissement de mes facultés,
j'eus une vision qui tenait à la fois du rêve et de
l'hallucination, car je n'étais ni éveillé ni
endormi, et mes yeux étaient aussi mal fermés que
mal ouverts. Il me sembla qu'on m'avait enterré vif ;
que ma tente de feutre noir était un catafalque orné
de fleurs et qu'on chantait sur ma tête les prières
des morts. La peur me prit ; je voulus crier ; la
parole s'arrêta dans ma gorge ou fut couverte par la
voix des chantres. J'entendais assez distinctement
les versets et les répons pour reconnaître que mes
funérailles se célébraient en grec. Je fis un effort
violent pour remuer mon bras droit : il était de
plomb. J'étendis le bras gauche : il céda facilement,
heurta

page 132

contre la tente et fit tomber quelque chose qui
ressemblait à un bouquet. Je me frotte les yeux, je
me lève sur mon séant, j'examine ces fleurs
tombées du ciel, et je reconnais dans la masse un
superbe échantillon de la boryana variabilis.
c'était bien elle ! Je touchais ses feuilles lobées,
son calice gamosépale, sa corolle composée de cinq
pétales obliques réunis à la base par un filet
staminal, ses dix étamines, son ovaire à cinq
loges : je tenais dans ma main la reine des
malvacées ! Mais par quel hasard se trouvait-elle
au fond de ma tombe ? Et comment l'envoyer de si
loin au jardin des plantes de *Hambourg ?
En ce moment, une vive douleur attira mon
attention vers mon bras droit. On eût dit qu'il était
en proie à une fourmilière de petits animaux
invisibles. Je le secouai de la main gauche, et
peu à peu il revint à l'état normal. Il avait porté
ma tête pendant plusieurs heures, et la pression
l'avait engourdi. Je vivais donc, puisque la
douleur est un des privilèges de la vie ! Mais,
alors, que signifiait cette chanson funèbre qui
bourdonnait obstinément à mes oreilles ? Je me
levai. Notre appartement était dans le même état
que la veille au soir. *Mme *Simons et *Mary-*Ann
dormaient profondément. Un gros bouquet pareil au
mien pendait au sommet de leur tente. Je me
rappelai enfin que les grecs avaient coutume
de fleurir toutes leurs habitations dans la nuit du
1er mai. Ces bouquets et la boryana variabilis
provenaient

page 133

donc de la munificence du roi. La chanson
funèbre me poursuivait toujours. Je gravis l'escalier
qui conduisait au cabinet d'*Hadgi-*Stavros, et
j'aperçus un spectacle plus curieux que tout ce qui
m'avait étonné la veille. Un autel était dressé sous
le sapin royal. Le moine, revêtu d'ornements
magnifiques, célébrait avec une dignité imposante
l'office divin. Nos buveurs de la nuit, les uns
debout, les autres agenouillés dans la poussière,
tous religieusement découverts, s'étaient
métamorphosés en petits saints : l'un baisait
dévotement une image peinte sur bois, l'autre se
signait à tour de bras et comme à la tâche ;
les plus fervents donnaient du front contre terre et
balayaient le sol avec leurs cheveux. Le jeune
chiboudgi du roi circulait dans les rangs avec un
plateau en disant : " faites l'aumône ! Qui donne à
l'église, prête à *Dieu. " et les centimes pleuvaient
devant lui, et le grésillement du cuivre tombant sur
le cuivre accompagnait la voix du prêtre et les
prières des assistants. Lorsque j'entrai dans
l'assemblée des fidèles, chacun d'eux me salua avec
une cordialité discrète qui rappelait les premiers
temps de l'église. *Hadgi-*Stavros, debout auprès
de l'autel, me fit une place à ses côtés. Il tenait
un grand livre à la main, et jugez de ma surprise
lorsque je vis qu'il psalmodiait les leçons à
haute voix. Le brigand officiait ! Il avait reçu
dans sa jeunesse le deuxième des ordres mineurs ;
il était lecteur ou anagnoste.

page 134

Un degré de plus, il aurait été exorciste et investi
du pouvoir de chasser les démons ! Assurément,
monsieur, je ne suis pas de ces voyageurs qui
s'étonnent de tout, et je pratique assez
énergiquement le nil admirari ; mais je restai
tout ébahi et tout pantois devant cette étrange
cérémonie. En voyant les génuflexions, en écoutant
les prières, on aurait pu supposer que les acteurs
n'étaient coupables que d'un peu d'idolâtrie. Leur
foi paraissait vive et leur conviction profonde ;
mais moi qui les avais vus à l'oeuvre et qui savais
comme ils étaient peu chrétiens en action, je ne
pouvais m'empêcher de dire en moi-même : " qui
trompe-t-on ici ? "
l'office dura jusqu'à midi et quelques minutes.
Une heure après, l'autel avait disparu, les brigands
s'étaient remis à boire, et le bon vieillard leur
tenait tête.
*Hadgi-*Stavros me prit à part et me demanda si
j'avais écrit. Je lui promis de m'y mettre à
l'instant même, et il me fit donner des roseaux, de
l'encre et du papier. J'écrivis à *John *Harris, à
*Christodule et à mon père. Je suppliai *Christodule
d'intercéder pour moi auprès de son vieux
camarade, et de lui dire combien j'étais incapable de
trouver quinze mille francs. Je me recommandai
au courage et à l'imagination de *Harris, qui n'était
pas homme à laisser un ami dans l'embarras. " si
quelqu'un peut me sauver, lui dis-je, c'est vous.

page 135

Je ne sais comment vous vous y prendrez, mais
j'espère en vous de toute mon âme : vous êtes un
si grand fou ! Je ne compte pas que vous trouverez
quinze mille francs pour me racheter : il faudrait
les emprunter à *M *Mérinay, qui ne prête pas.
D'ailleurs, vous êtes trop américain pour consentir
à un pareil marché. Agissez comme il vous plaira ;
mettez le feu au royaume ; j'approuve tout à
l'avance ; mais ne perdez pas de temps. Je sens que
ma tête est faible, et que la raison pourrait
déménager avant la fin du mois. "
quant à mon malheureux père, je n'eus garde
de lui dire à quelle enseigne j'étais logé. à quoi
bon lui mettre la mort dans l'âme en lui montrant
des dangers auxquels il ne pouvait me soustraire ?
Je lui écrivis, comme le premier de chaque mois,
que je me portais bien et que je souhaitais que ma
lettre trouvât la famille en bonne santé. J'ajoutai
que je voyageais dans la montagne, que j'avais
découvert la boryana variabilis et une jeune
anglaise plus belle et plus riche que la princesse
*Ypsoff, de romanesque mémoire. Je n'étais pas encore
parvenu à lui inspirer de l'amour, faute de
circonstances favorables ; mais je trouverais
peut-être sous peu l'occasion de lui rendre quelque
grand service ou de me montrer devant elle dans
l'habit irrésistible de mon oncle *Rosenthaler.
" cependant, ajoutai-je avec un sentiment de tristesse
invincible,

page 136

qui sait si je ne mourrai pas garçon ? Alors, ce
serait à *Frantz ou à *Jean-*Nicolas de faire la
fortune de la famille. Ma santé est plus
florissante que jamais, et mes forces ne sont pas
encore entamées ; mais la *Grèce est un traître de
pays qui a bon marché de l'homme le plus vigoureux.
Si j'étais condamné à ne jamais revoir l'*Allemagne
et à finir ici, par quelque coup imprévu, au terme
de mon voyage et de mes travaux, croyez-bien, cher
et excellent père, que mon dernier regret serait de
m'éteindre loin de ma famille, et que ma dernière
pensée s'envolerait vers vous. "
*Hadgi-*Stavros survint au moment où j'essuyais
une larme, et je crois que cette marque de
faiblesse me fit tort dans son estime.
" allons, jeune homme, me dit-il, du courage !
Il n'est pas encore temps de pleurer sur
vous-même. Que diable ! On dirait que vous suivez
votre enterrement ! La dame anglaise vient d'écrire
une lettre de huit pages et elle n'a pas laissé
choir une larme dans l'encrier. Allez un peu lui
tenir compagnie : elle a besoin de distraction.
Ah ! Si vous étiez un homme de ma trempe ! Je vous
jure qu'à votre âge et à votre place, je ne serais
pas resté longtemps prisonnier. Ma rançon eût été
payée avant deux jours, et je sais bien qui en
aurait fait les fonds. Vous n'êtes point marié ?
-non.

page 137

-hé bien ? Vous ne comprenez pas ? Retournez
à votre appartement, et soyez aimable ! Je vous ai
fourni une belle occasion de faire fortune. Si vous
n'en profitez pas, vous serez un maladroit, et si
vous ne me mettez point au rang de vos
bienfaiteurs, vous serez un ingrat ! "
je trouvai *Mary-*Ann et sa mère assises auprès de
la source. En attendant la femme de chambre qu'on
leur avait promise, elles travaillaient elles-mêmes à
raccourcir leurs amazones. Les brigands leur avaient
fourni du fil, ou plutôt de la ficelle, et des
aiguilles propres à coudre la toile à voiles. De
temps en temps elles interrompaient leur besogne
pour jeter un regard mélancolique sur les maisons
d'*Athènes. Il était dur de voir la ville si près de
soi et de ne pouvoir s'y transporter qu'au prix de
cent mille francs ! Je leur demandai comment elles
avaient dormi. La sécheresse de leur réponse me
prouva qu'elles se seraient bien passées de ma
conversation. C'est à ce moment que je remarquai
pour la première fois les cheveux de *Mary-*Ann :
elle était nu-tête, et après avoir fait une ample
toilette dans le ruisseau, elle laissait sécher sa
chevelure au soleil. Je n'aurais jamais cru qu'une
seule femme pût avoir une telle profusion de boucles
soyeuses. Ses longs cheveux châtains tombaient le
long des joues et derrière les épaules. Mais ils
ne pendaient pas sottement comme ceux de toutes les
femmes

page 138

qui sortent du bain. Ils se courbaient en ondes
pressées, comme la surface d'un petit lac frisé par
le vent. La lumière, en glissant à travers cette
forêt vivante, la colorait d'un éclat doux et
velouté ; sa figure ainsi encadrée ressemblait
trait pour trait à une rose mousseuse. Je vous ai
dit, monsieur, que je n'avais jamais aimé personne,
et, certes, je n'aurais pas commencé par une fille
qui me prenait pour un voleur. Mais je puis avouer,
sans me contredire, que j'eusse voulu, au prix
de ma vie, sauver ces beaux cheveux des griffes
d'*Hadgi-*Stavros. Je conçus, séance tenante, un
plan d'évasion hardie, mais non pas impossible.
Notre appartement avait deux issues : il donnait sur
le cabinet du roi et sur un précipice. Fuir par le
cabinet d'*Hadgi-*Stavros était absurde : il eût
fallu ensuite traverser le camp des voleurs et la
deuxième ligne de défense, gardée par les chiens.
Restait le précipice. En me penchant sur l'abîme,
je reconnus que le rocher, presque perpendiculaire,
offrait assez d'anfractuosités, de touffes d'herbe,
de petits arbustes et d'accidents de toute espèce
pour qu'on pût descendre sans se briser. Ce qui
rendait la fuite dangereuse de ce côté, c'était la
cascade. Le ruisseau qui sortait de notre chambre
formait sur le flanc de la montagne une nappe
horriblement glissante. D'ailleurs il était
malaisé de garder son sang-froid et de descendre
en équilibre avec une pareille douche sur la tête.

page 139

Mais n'y avait-il aucun moyen de détourner le
torrent ? Peut-être. En examinant de plus près
l'appartement où l'on nous avait logés, je reconnus
à n'en pas douter que les eaux y avaient séjourné
avant nous. Notre chambre n'était qu'un étang
desséché. Je soulevai un coin du tapis qui croissait
sous nos pieds, et je découvris un sédiment épais,
déposé par l'eau de la fontaine. Un jour, soit que
les tremblements de terre, si fréquents dans ces
montagnes, eussent rompu la digue en un endroit,
soit qu'une veine de rocher plus molle que les
autres eût donné passage au courant, toute la masse
liquide s'était jetée hors de son lit. Un canal de
dix pieds de long sur trois de large la conduisait
jusqu'au revers de la montagne. Pour fermer cette
écluse, ouverte depuis des années, et emprisonner
les eaux dans leur premier réservoir, il ne fallait
pas deux heures de travail. Une heure au plus
suffisait pour donner aux rochers humides le temps de
s'égoutter : la brise de la nuit aurait bientôt
séché la route. Notre fuite, ainsi préparée, n'eût
pas demandé plus de vingt-cinq minutes. Une fois
parvenus au pied de la montagne, nous avions
*Athènes devant nous, les étoiles nous servaient
de guides ; les chemins étaient détestables, mais
nous ne courions pas risque d'y rencontrer un
brigand. Lorsque le roi viendrait au matin nous
faire sa visite pour savoir comment nous avions
passé la nuit, il

page 140

verrait que nous l'avions passée à courir ; et,
comme on s'instruit à tout âge, il apprendrait à ses
dépens qu'il ne faut compter que sur soi-même, et
qu'une cascade s'entend mal à garder les
prisonniers.
Ce projet me parut si merveilleux, que j'en fis
part sur l'heure à celle qui me l'avait inspiré.
*Mary-*Ann et *Mme *Simons m'écoutèrent d'abord
comme les conspirateurs prudents écoutent un agent
provocateur. Cependant la jeune anglaise mesura sans
trembler la profondeur du ravin : " on pourrait
descendre, dit-elle. Non pas seule, mais avec l'aide
d'un bras solide. êtes-vous fort, monsieur ? "
je répondis, sans savoir pourquoi : " je le serais
si vous aviez confiance en moi. " ces paroles,
auxquelles je n'attachais aucun sens particulier,
renfermaient sans doute quelque sottise, car elle
rougit en détournant la tête. " monsieur,
reprit-elle, il se peut que nous vous ayons mal
jugé : le malheur aigrit. Je croirais volontiers
que vous êtes un brave jeune homme. "
elle aurait pu trouver quelque chose de plus
aimable à dire ; mais elle me glissa ce demi-compliment
avec une voix si douce et un regard si pénétrant,
que j'en fus ému jusqu'au fond de l'âme. Tant il
est vrai, monsieur, que l'air fait passer la
chanson !
Elle me tendit sa main charmante, et j'allongeais

page 141

déjà mes cinq doigts pour la prendre ; mais elle
se ravisa tout à coup et dit en se frappant le
front : " où trouverez-vous des matériaux pour une
digue ?
-sous nos pieds : le gazon !
-l'eau finira par l'emporter.
-pas avant deux heures. Après nous, le
déluge.
-bien ! Dit-elle. " cette fois, elle me livra sa
main, et je l'approchai de mes lèvres. Mais cette
main capricieuse se retira brusquement. " nous
sommes gardés nuit et jour : y avez-vous pensé ? "
je n'y avais pas songé un instant, mais j'étais trop
avancé pour reculer devant les obstacles. Je
répondis, avec une résolution qui m'étonna
moi-même : " le *Corfiote ? Je m'en charge. Je
l'attacherai au pied d'un arbre.
-il criera.
-je le tuerai.
-et des armes ?
-j'en volerai. " voler, tuer, tout cela me
semblait naturel, depuis que j'avais failli lui
baiser la main. Jugez, monsieur, de quoi je serais
capable si jamais je tombais amoureux !
*Mme *Simons me prêtait ses oreilles avec une
certaine bienveillance, et je crus remarquer qu'elle
m'approuvait du regard et du geste. " cher
monsieur, me dit-elle, votre deuxième idée vaut
mieux que la première ; oui, infiniment mieux.
Je n'aurais

page 142

jamais pu condescendre à payer une rançon, même
avec la certitude de la recouvrer ensuite.
Redites-moi donc, s'il vous plaît, ce que vous
comptez faire pour nous sauver.
-je réponds de tout, madame. Je me procure
un poignard aujourd'hui même. Cette nuit, nos
brigands se coucheront de bonne heure, et ils
auront le sommeil dur. Je me lève à dix heures, je
garrotte notre gardien, je le bâillonne, et, au
besoin, je le tue. Ce n'est pas un assassinat, c'est
une exécution : il a mérité vingt morts pour une.
à dix heures et demie, j'arrache cinquante pieds
carrés de gazon, vous le portez au bord du
ruisseau, je construis la digue : total, une heure
et demie. Il sera minuit. Nous travaillerons à
consolider l'ouvrage, tandis que le vent essuiera
notre chemin. Une heure sonne ; je prends
mademoiselle sur mon bras gauche ; nous glissons
ensemble jusqu'à cette crevasse, nous nous retenons
à ces deux touffes d'herbes, nous gagnons ce
figuier sauvage, nous nous reposons contre ce
chêne vert, nous rampons le long de cette saillie
jusqu'au groupe de rochers rouges, nous sautons
dans le ravin, et nous sommes libres !
-bien ! Et moi ?
Ce moi tomba sur mon enthousiasme comme un
seau d'eau glacée. On ne s'avise pas de tout, et
j'avais oublié le sauvetage de *Mme *Simons.
De retourner la prendre, il n'y fallait pas songer.
L'ascension

page 143

était impossible sans échelles. La bonne dame
s'aperçut de ma confusion. Elle me dit, avec plus de
pitié que de dépit : " mon pauvre monsieur, vous
voyez que les projets romanesques pèchent toujours
par quelque endroit. Permettez-moi de m'en tenir
à ma première idée et d'attendre la gendarmerie.
Je suis anglaise, et je me suis fait une vieille
habitude de placer ma confiance dans la loi.
D'ailleurs, je connais les gendarmes d'*Athènes ;
je les ai vus parader sur la place du palais.
Ils sont beaux hommes et assez propres pour des
grecs. Ils ont de longues moustaches et des fusils
à piston. C'est eux, ne vous en déplaise, qui
nous tireront d'ici. "
Le *Corfiote survint à propos pour me dispenser
de répondre. Il amenait la femme de chambre de
ces dames. C'était une albanaise assez belle,
malgré son nez camard. Deux brigands qui rôdaient
dans la montagne l'avaient prise tout endimanchée,
entre sa mère et son fiancé. Elle poussait des cris
à fendre le marbre, mais on la consola bientôt en
lui promettant de la relâcher sous quinze jours et
de la payer. Elle prit son parti en brave et se
réjouit presque d'un malheur qui devait grossir
sa dot. Heureux pays, où les blessures du coeur se
guérissent avec des pièces de cinq francs ! Cette
servante philosophe ne fut pas d'un grand secours
à *Mme *Simons : de tous les travaux de son sexe,
elle ne connaissait que le labourage. Quant à moi,
elle me

page 144

rendit la vie insupportable, par l'habitude qu'elle
avait de grignoter une gousse d'ail par friandise et
par coquetterie, comme les dames de *Hambourg
s'amusent à croquer des bonbons.
La journée s'acheva sans autre accident. Le
lendemain nous parut à tous d'une longueur
intolérable. Le *Corfiote ne nous quittait pas d'une
semelle. *Mary-*Ann et sa mère cherchaient les
gendarmes à l'horizon et ne voyaient rien venir.
Moi qui suis accoutumé à une vie active, je me
rongeais dans l'oisiveté. J'aurais pu courir dans la
montagne et herboriser, sous bonne garde ; mais un
certain je ne sais quoi me retenait auprès de ces
dames. Pendant la nuit, je dormais mal ; mon projet
d'évasion me trottait obstinément par la tête. J'avais
remarqué la place où le *Corfiote logeait son
poignard avant de se coucher ; mais j'aurais cru
commettre une trahison en me sauvant sans
*Mary-*Ann.
Le samedi matin, entre cinq et six heures, un
bruit inusité m'attira vers le cabinet du roi. Ma
toilette fut bientôt faite : je me mettais au lit
tout habillé.
*Hadgi-*Stavros, debout au milieu de sa troupe,
présidait un conseil tumultueux. Tous les brigands
étaient sur le pied de guerre, armés jusqu'aux
dents. Dix ou douze coffres que je n'avais jamais
aperçus reposaient sur des brancards. Je devinai
qu'ils contenaient les bagages et que nos maîtres
se préparaient

page 145

à lever le camp. Le *Corfiote, *Vasile et
*Sophoclis délibéraient à tue-tête et parlaient
tous à la fois. On entendait aboyer au loin les
sentinelles avancées. Une estafette en guenilles
accourut vers le roi en criant : " les gendarmes ! "

page 147

V les gendarmes :
le roi ne paraissait pas fort ému. Cependant ses
sourcils étaient plus rapprochés qu'à l'ordinaire, et
les rides de son front formaient un angle aigu entre
les deux yeux. Il demanda au nouveau venu :
" par où montent-ils ?
-par *Castia.
-combien de compagnies ?
-une.
-laquelle ?
-je ne sais.
-attendons. "
un second messager arrivait à toutes jambes pour
donner l'alarme. *Hadgi-*Stavros lui cria du plus
loin qu'il le vit : " est-ce la compagnie de
*Périclès ? "
le brigand répondit : " je n'en sais rien ; je ne
sais pas lire les numéros. " un coup de feu retentit
dans le lointain. " chut ! " fit le roi en tirant
sa montre. L'assemblée observa un silence religieux.
Quatre

page 148

coups de fusil se succédèrent de minute en minute.
Le dernier fut suivi d'une détonation violente qui
ressemblait à un feu de peloton. *Hadgi-*Stavros
remit en souriant sa montre dans sa poche.
" c'est bien, dit-il ; rentrez les bagages au dépôt,
et servez-nous du vin d'*égine ; c'est la compagnie
de *Périclès ! "
il m'aperçut dans mon coin, juste au moment où
il achevait sa phrase. Il m'appela d'un ton
goguenard :
" venez, monsieur l'allemand, vous n'êtes pas
de trop. Il est bon de se lever matin : on voit des
choses curieuses. Votre soif est-elle éveillée ? Vous
boirez un verre de vin d'*égine avec nos braves
gendarmes. "
cinq minutes plus tard on apporta trois outres
énormes, tirées de quelque magasin secret. Une
sentinelle attardée vint dire au roi :
" bonne nouvelle ! Les gendarmes de *Périclès ! "
quelques brigands s'empressèrent au-devant de la
troupe. Le *Corfiote, beau parleur, courut
haranguer le capitaine. Bientôt on entendit le
tambour ; on vit poindre le drapeau bleu, et
soixante hommes bien armés défilèrent sur deux rangs
jusqu'au cabinet d'*Hadgi-*Stavros. Je reconnus
*M *Périclès pour l'avoir admiré à la promenade
de patissia. C'était un jeune officier de
trente-cinq ans, brun, coquet, aimé des
dames, beau valseur à la cour, et portant avec
grâce les épaulettes de fer-blanc. Il remit son
sabre au

page 149

fourreau, courut au roi des montagnes et
l'embrassa sur la bouche en lui disant : " bonjour,
parrain !
-bonjour, petit, répondit le roi en lui caressant
la joue du revers de la main. Tu t'es toujours
bien porté ?
-merci. Et toi ?
-comme tu vois. Et la famille ?
-mon oncle l'évêque a les fièvres.
-amène-le-moi ici ; je le guérirai. Le préfet
de police va mieux ?
-un peu ; il te dit bien des choses ; le ministre
aussi.
-quoi de nouveau ?
-bal au palais pour le 15. C'est décidé :
le siècle l'a dit.
-tu danses donc toujours ? Et que fait-on à la
bourse ?
-baisse sur toute la ligne.
-bravo ! As-tu des lettres pour moi ?
-oui ; les voici. *Photini n'était pas prête. Elle
t'écrira par la poste.
-un verre de vin... à ta santé, petit !
-dieu te bénisse, parrain ! Quel est ce franc
qui nous écoute ?
-rien : un allemand sans conséquence. Tu ne
sais rien à faire pour nous ?
-le payeur général envoie 20000 francs à *Argos.

page 150

Les fonds passeront demain soir par les roches
scironiennes.
-j'y serai. Faut-il beaucoup de monde ?
-oui : la caisse est escortée de deux compagnies.
-bonnes ou mauvaises ?
-détestables. Des gens à se faire tuer.
-je prendrai tout mon monde. En mon absence,
tu garderas nos prisonniers.
-avec plaisir. à propos, j'ai les ordres les plus
sévères. Tes anglaises ont écrit à leur
ambassadeur. Elles appellent l'armée entière à
leur secours.
-et c'est moi qui leur ai fourni le papier ! Ayez
donc confiance aux gens !
-il faudra écrire mon rapport en conséquence.
Je leur raconterai une bataille acharnée.
-nous rédigerons cela ensemble.
-oui. Cette fois, parrain, c'est moi qui remporte
la victoire.
-non !
-si ! J'ai besoin d'être décoré.
-tu le seras un autre jour. Quel insatiable ! Il
n'y a pas un an que je t'ai fait capitaine !
-mais comprends donc, cher parrain, que tu as
intérêt à te laisser vaincre. Lorsqu'on saura que ta
bande est dispersée, la confiance renaîtra, les
voyageurs viendront et tu feras des affaires d'or.
-oui, mais si je suis vaincu, la bourse montera,
et je suis à la baisse.

page 151

-tu m'en diras tant ! Au moins, laisse-moi te
massacrer une douzaine d'hommes !
-soit. Cela ne fera de mal à personne. De mon
côté, il faut que je t'en tue dix.
-comment ? On verra bien à notre retour que
la compagnie est au complet.
-du tout. Tu les laisseras ici ; j'ai besoin
de recrues.
-en ce cas, je te recommande le petit *Spiro,
mon adjudant. Il sort de l'école des évelpides, il a
de l'instruction et de l'intelligence. Le pauvre
garçon ne touche que soixante-dix-huit francs par
mois, et ses parents ne sont pas heureux. S'il reste
dans l'armée, il ne sera pas sous-lieutenant avant
cinq ou six ans ; les cadres sont encombrés. Mis
qu'il se fasse remarquer dans la troupe : on lui
offrira de le corrompre, et il aura sa nomination
dans six mois.
-va pour le petit *Spiro ! Sait-il le français ?
-passablement.
-je le garderai peut-être. S'il faisait mon
affaire, je l'intéresserais dans l'entreprise ; il
deviendrait actionnaire. Tu remettras à qui de droit
notre compte rendu de l'année. Je donne 82 pour
cent.
-bravo ! Mes huit actions m'auront plus
rapporté que ma solde de capitaine. Ah ! Parrain,
quel métier que le mien !
-que veux-tu ? Tu serais brigand, sans les idées

page 152

de ta mère. Elle a toujours prétendu que tu
manquais de vocation. à ta santé ! à la vôtre,
monsieur l'allemand ! Je vous présente mon filleul,
le capitaine *Périclès, un charmant jeune homme
qui sait plusieurs langues, et qui voudra bien me
remplacer auprès de vous pendant mon absence. Mon
cher *Périclès, je te présente monsieur, qui est
docteur et qui vaut quinze mille francs. Croirais-tu
que ce grand docteur-là, tout docteur qu'il est,
n'a pas encore su faire payer sa rançon par nos
anglaises ! Le monde dégénère, petit : il valait
mieux de mon temps. "
là-dessus, il se leva lestement, et courut donner
quelques ordres pour le départ. était-ce le plaisir
d'entrer en campagne, ou la joie d'avoir vu son
filleul ? Il semblait tout rajeuni ; il avait vingt
ans de moins, il riait, il plaisantait, il secouait
sa majesté royale. Je n'aurais jamais supposé que le
seul événement capable de dérider un brigand fût
l'arrivée de la gendarmerie. *Sophoclis, *Vasile,
le *Corfiote et les autres chefs répandirent dans
tout le camp les volontés du roi. Chacun fut bientôt
prêt à partir, grâce à l'alerte du matin. Le jeune
adjudant *Spiro et les neuf hommes choisis parmi
les gendarmes échangèrent leurs uniformes contre
l'habit pittoresque des bandits. Ce fut un
véritable escamotage : le ministre de la guerre,
s'il eût été là, n'en aurait senti que le vent. Les
nouveaux brigands ne témoignèrent nul regret
de leur premier état. Les seuls

page 153

qui murmurèrent furent ceux qui restaient sous le
drapeau. Deux ou trois moustaches grises disaient
hautement qu'on faisait la part trop belle au
choix et qu'on ne tenait pas assez de compte
de l' ancienneté. quelques grognards vantaient
leurs états de services et prétendaient avoir fait
un congé dans le brigandage. Le capitaine les
calma de son mieux en promettant que leur tour
viendrait.
*Hadgi-*Stavros, avant de partir, remit toutes les
clefs à son suppléant. Il lui montra la grotte au
vin, la caverne aux farines, la crevasse au
fromage et le tronc d'arbre où l'on serrait le
café. Il lui enseigna toutes les précautions qui
pouvaient empêcher notre fuite et conserver un
capital si précieux. Le beau *Périclès répondit
en souriant : " que crains-tu ? Je suis
actionnaire. "
à sept heures du matin, le roi se mit en marche
et ses sujets défilèrent un à un derrière lui. Toute
la bande s'éloigna dans la direction du nord, en
tournant le dos aux roches scironiennes. Elle
revint, par un chemin assez long, mais commode,
jusqu'au fond du ravin qui passait sous notre
appartement. Les brigands chantaient du haut de leur
tête, en piétinant dans l'eau de la cascade. Leur
marche guerrière était une chanson de quatre
vers, un péché de jeunesse d'*Hadgi-*Stavros :
un clephte aux yeux noirs descend dans les
plaines :
son fusil doré..., etc.

page 154

vous devez connaître cela ; les petits garçons
d'*Athènes ne chantent pas autre chose en allant
au catéchisme.
*Mme *Simons, qui dormait auprès de sa fille et
qui rêvait gendarmes, comme toujours, se réveilla
en sursaut et courut à la fenêtre, c'est-à-dire à la
cascade. Elle fut cruellement désabusée en voyant
des ennemis où elle espérait des sauveurs. Elle
reconnut le roi, le *Corfiote et beaucoup d'autres.
Ce qui l'étonna plus encore, c'est l'importance et
le nombre de cette expédition matinale. Elle compta
jusqu'à soixante hommes à la suite d'*Hadgi-*Stavros.
" soixante ! Pensa-t-elle : il n'en resterait que
vingt pour nous garder ! " l'idée d'une évasion,
qu'elle repoussait l'avant-veille, se représenta avec
quelque autorité à son esprit. Au milieu de ses
réflexions, elle vit défiler une arrière-garde qu'elle
n'attendait pas. Seize, dix-sept, dix-huit,
dix-neuf, vingt hommes ! Il ne restait donc plus
personne au camp ! Nous étions libres !
" *Mary-*Ann ! " cria-t-elle. Le défilé continuait
toujours. La bande se composait de quatre-vingts
brigands ; il en partait quatre-vingt dix ! Une
douzaine de chiens fermaient la marche ; mais elle
ne prit pas la peine de les compter.
*Mary-*Ann se leva au cri de sa mère et se
précipita hors de la tente.
" libres ! Criait *Mme *Simons. Ils sont tous partis.

page 155

Que dis-je ? Tous ! Il en est parti plus qu'il n'y
en avait. Courons, ma fille ! "
elles coururent à l'escalier et virent le camp du
roi occupé par les gendarmes. Le drapeau grec
flottait triomphalement au faîte du sapin. La
place d'*Hadgi-*Stavros était occupée par
*M *Périclès. *Mme *Simons vola dans ses bras avec
un tel emportement, qu'il eut du mal à parer
l'embrassade.
" ange de *Dieu, lui dit-elle, les brigands sont
partis ! "
le capitaine répondit en anglais : " oui, madame.
-vous les avez mis en fuite ?
-il est vrai, madame, que sans nous ils seraient
encore ici.
-excellent jeune homme ! La bataille a dû être
terrible !
-pas trop : bataille sans larmes. Je n'ai eu qu'un
mot à dire.
-et nous sommes libres !
-assurément.
-nous pouvons retourner à *Athènes !
-quand il nous plaira.
-eh bien, partons !
-impossible pour le moment.
-que faisons-nous ici ?
-notre devoir de vainqueurs : nous gardons le
champ de bataille !

page 156

-*Mary-*Ann, serrez la main de monsieur. "
la jeune anglaise obéit.
" monsieur, reprit *Mme *Simons, c'est *Dieu qui
vous envoie. Nous avions perdu toute espérance.
Notre seul défenseur était un jeune allemand de la
classe moyenne, un savant qui cueille des herbes
et qui voulait nous sauver par les chemins les plus
saugrenus. Enfin, vous voici ! J'étais bien sûre que
nous serions délivrées par la gendarmerie. N'est-il
pas vrai, *Mary-ann ?
-oui, maman.
-sachez, monsieur, que ces brigands sont les
derniers des hommes. Ils ont commencé par nous
prendre tout ce que nous avions sur nous.
-tout ? Demanda le capitaine.
-tout, excepté ma montre que j'avais eu soin
de cacher.
-vous avez bien fait, madame. Et ils ont gardé
ce qu'ils vous avaient pris ?
-non, ils nous ont rend trois cents francs, un
nécessaire d'argent et la montre de ma fille.
-ces objets sont encore en votre possession ?
-sans doute.
-vous avait-on pris vos bagues et vos pendants
d'oreilles ?
-non, monsieur le capitaine.
-soyez assez bonne pour me les donner.
-vous donner quoi ?

page 157

-vos bagues, vos pendants d'oreilles, un
nécessaire d'argent, deux montres et une somme de
trois cents francs. "
*Mme *Simons se récria vivement : " quoi !
Monsieur, vous voulez nous reprendre ce que les
brigands nous ont rendu ? "
le capitaine répondit avec dignité : " madame,
je fais mon devoir.
-votre devoir est de nous dépouiller !
-mon devoir est de recueillir toutes les pièces de
conviction nécessaires au procès d'*Hadgi-*Stavros.
-il sera donc jugé ?
-dès que nous l'aurons pris.
-il me semble que nos bijoux et notre argent
ne serviront de rien, et que vous avez
abondamment de quoi le faire pendre. D'abord, il a
arrêté deux anglaises : que faut-il de plus ?
-il faut, madame, que les formes de la justice
soient observées.
-mais, cher monsieur, parmi les objets que vous
me demandez, il en est auxquels je tiens beaucoup.
-raison de plus, madame, pour me les confier.
-mais si je n'ai plus de montre, je ne saurai
jamais...
-madame, je me ferai toujours un bonheur de
vous dire quelle heure il est. "
*Mary-*Ann fit observer à son tour qu'il lui
répugnait de quitter ses pendants d'oreilles.

page 158

" mademoiselle, répliqua le galant capitaine, vous
êtes assez belle pour n'avoir pas besoin de parure.
Vous vous passerez mieux de joyaux que vos joyaux
ne se passeront de vous.
-vous êtes trop bon, monsieur, mais mon
nécessaire d'argent est un meuble indispensable.
Qui dit nécessaire, dit chose dont on ne saurait se
passer.
-vous avez mille fois raison, mademoiselle.
Aussi je vous supplie de ne pas insister sur ce point.
Ne redoublez point le regret que j'ai déjà de
dépouiller légalement deux personnes aussi
distinguées. Hélas ! Mademoiselle, nous autres
militaires, nous sommes les esclaves de la
consigne, les instruments de la loi, les hommes
du devoir. Daignez accepter mon bras, j'aurai
l'honneur de vous conduire jusqu'à votre tente.
Là, nous procéderons à l'inventaire, si vous
voulez bien le permettre. "
je n'avais pas perdu un mot de tout ce dialogue,
et je m'étais contenu jusqu'à la fin ; mais quand
je vis ce friponneau de gendarme offrir son bras à
*Mary-*Ann pour la dévaliser poliment, je me sentis
bouillir, et je marchai droit à lui pour lui dire son
fait. Il dut lire dans mes yeux l'exorde de mon
discours, car il me lança un regard menaçant,
abandonna ces dames sur l'escalier de leur chambre,
plaça une sentinelle à la porte, et revint à moi
en disant :

page 159

-à nous deux !
Il m'entraîna, sans ajouter un mot, jusqu'au fond
du cabinet du roi. Là, il se campa devant moi, me
regarda entre les yeux et me dit :
" monsieur, vous entendez l'anglais ? "
je confessai ma science. Il reprit :
" vous savez le grec aussi ?
-oui, monsieur.
-alors, vous êtes trop savant. Comprenez-vous
mon parrain qui s'amuse à raconter nos affaires
devant vous ? Passe encore pour les siennes : il n'a
pas besoin de se cacher. Il est roi, il ne relève
que de son sabre. Mais moi, que diable !
Mettez-vous à ma place. Ma position est délicate,
et j'ai bien des choses à ménager. Je ne suis pas
riche ; je n'ai que ma solde, l'estime de mes chefs
et l'amitié des brigands. L'indiscrétion d'un
voyageur peut me faire perdre les deux tiers de ma
fortune.
-et vous comptez que je garderai le secret sur
vos infamies !
-lorsque je compte sur quelque chose, monsieur,
ma confiance est bien rarement trompée. Je
ne sais pas si vous sortirez vivant de ces
montagnes, et si votre rançon sera jamais payée.
Si mon parrain doit vous couper la tête, je suis
tranquille, vous ne causerez pas. Si, au contraire,
vous repassez par *Athènes, je vous conseille en
ami de

page 160

vous taire sur ce que vous avez vu. Imitez la
discrétion de feu Mme la duchesse de *Plaisance,
qui fut arrêtée par *Bibichi et qui mourut dix ans
plus tard sans avoir conté à personne les détails
de son aventure. Connaissez-vous un proverbe qui
dit : " la langue coupe la tête " ? Méditez-le
sérieusement, et ne vous mettez point dans le cas
d'en vérifier l'exactitude.
-la menace...
-je ne vous menace pas, monsieur. Je suis un
homme trop bien élevé pour m'emporter à des
menaces : je vous avertis. Si vous bavardiez, ce
n'est pas moi qui me vengerais. Mais tous les
hommes de ma compagnie ont un culte pour leur
capitaine. Ils prennent mes intérêts plus
chaudement que moi-même, et ils seraient
impitoyables, à mon grand regret, pour l'imprudent
qui m'aurait causé quelque ennui.
-que craignez-vous, si vous avez tant de
complices ?
-je ne crains rien des grecs, et, en temps
ordinaire, j'insisterais moins fortement sur mes
recommandations. Nous avons bien parmi nos chefs
quelques forcenés qui prétendent qu'on doit
traiter les brigands comme des turcs ; mais je
trouverais aussi des défenseurs convaincus, si
l'affaire devait se débattre en famille. Le mal
est que les diplomates pourraient s'en mêler et que
la présence

page 161

d'une armée étrangère nuirait sans doute au
succès de ma cause. S'il m'arrivait malheur par
votre faute, voyez, monsieur, à quoi vous seriez
exposé ! On ne fait pas quatre pas dans le royaume
sans rencontrer un gendarme. La route d'*Athènes
au *Pirée est sous la surveillance de ces mauvaises
têtes, et un accident est bientôt arrivé.
-c'est bien, monsieur ; j'y réfléchirai.
-vous me promettez le secret ?
-vous n'avez rien à me demander, et je n'ai
rien à vous promettre. Vous m'avertissez du
danger des indiscrétions. J'en prends note, et je
me le tiens pour dit.
-quand vous serez en *Allemagne, vous pourrez
raconter tout ce qu'il vous plaira. Parlez, écrivez,
imprimez : peu m'importe. Les ouvrages qu'on
publie contre nous ne font de mal à personne, si
ce n'est peut-être à leurs auteurs. Libre à vous de
tenter l'aventure. Si vous dépeignez fidèlement ce
que vous avez vu, les bonnes gens d'*Europe vous
accuseront de dénigrer un peuple illustre et
opprimé. Nos amis, et nous en avons beaucoup parmi
les hommes de soixante ans, vous taxeront de
légèreté, de caprice et même d'ingratitude. On vous
rappellera que vous avez été l'hôte
d'*Hadgi-*Stavros et le mien ; on vous reprochera
d'avoir trahi les saintes lois de l'hospitalité.
Mais le plus plaisant de l'affaire, c'est qu'on
ne vous croira pas. Le public

page 162

n'accorde sa confiance qu'aux mensonges
vraisemblables. Allez donc persuader aux badauds de
*Paris, de *Londres ou de *Berlin, que vous avez vu
un capitaine de gendarmerie embrasser un chef de
brigands ! Une compagnie de troupes d'élite faire
sentinelle autour des prisonniers d'*Hadgi-*Stavros,
pour lui donner le temps de piller la caisse de
l'armée ! Les plus hauts fonctionnaires de l'état
fonder une compagnie par actions pour détrousser les
voyageurs ! Autant vaudrait leur raconter que les
souris de l'*Attique ont fait alliance avec les
chats, et que nos agneaux vont chercher leur
nourriture dans la gueule des loups. Savez-vous
ce qui nous protége contre les mécontentements de
l'*Europe ? C'est l'invraisemblance de notre
civilisation. Heureusement pour le royaume, tout ce
qu'on écrira de vrai contre nous sera toujours
trop violent pour être cru. Je pourrais vous citer
un petit livre qui n'est pas à notre louange,
quoiqu'il soit exact d'un bout à l'autre. On l'a lu
un peu partout ; on l'a trouvé curieux à *Paris,
mais je ne sais qu'une ville où il ait paru vrai :
*Athènes ! Je ne vous défends pas d'y ajouter
un second volume, mais attendez que vous soyez
parti : sinon, il y aurait peut-être
une goutte de sang à la dernière page.
-mais, repris-je, s'il se commet une indiscrétion
avant mon départ, comment saurez-vous qu'elle
vient de moi ?

page 163

-vous êtes seul dans mon secret. Les anglaises
sont persuades que je les délivre d'*Hadgi-*Stavros.
Je me charge de les tenir dans l'erreur jusqu'au
retour du roi. C'est l'affaire de deux jours, trois
au plus. Nous sommes à quarante nouveaux stades
(40 kilomètres) des roches scironiennes ; nos amis
y arriveront dans la nuit. Ils feront leur coup
demain soir, et, vainqueurs ou vaincus, ils seront
ici lundi matin. On saura prouver aux prisonnières
que les brigands nous ont surpris. Tant que mon
parrain sera absent, je vous protégerai contre
vous-même en vous tenant loin de ces dames. Je vous
emprunte votre tente. Vous devez voir, monsieur,
que j'ai la peau plus délicate que ce digne
*Hadgi-*Stavros, et que je ne saurais exposer mon
teint aux intempéries de l'air. Que dirait-on, le
15, au bal de la cour, si l'on me voyait hâlé
comme un paysan ? D'ailleurs, il faut que je tienne
compagnie à ces pauvres désolées : c'est mon devoir
de libérateur. Quant à vous, vous coucherez ici
au milieu de mes soldats. Permettez-moi de donner
un ordre qui vous concerne. *Ianni ! Brigadier
*Ianni ! Je te confie la garde de monsieur.
Place autour de lui quatre sentinelles qui le
surveilleront nuit et jour et l'accompagneront
partout, l'arme au bras. Tu les relèveras de
deux heures en deux heures. Marche ! "
il me salua avec une politesse légèrement
ironique, et descendit, en chantonnant, l'escalier

page 164

de *Mme *Simons. La sentinelle lui porta les
armes.
Dès cet instant commença pour moi un supplice
dont l'esprit humain ne saurait se faire aucune
idée. Chacun sait ou devine ce que peut être une
prison ; mais essayez de vous figurer une prison
vivante et ambulante, dont les quatre murs vont et
viennent, s'écartent et se rapprochent, tournent et
retournent, se frottent les mains, se grattent, se
mouchent, se secouent, se démènent, et fixent
obstinément huit grands yeux noirs sur le prisonnier !
J'essayai de la promenade : mon cachot à huit
pattes régla son pas sur le mien. Je poussai
jusqu'aux frontières du camp : les deux hommes
qui me précédaient s'arrêtèrent court, et je
donnai du nez contre leurs uniformes. Cet accident
m'expliqua une inscription que j'avais lue
souvent, sans la comprendre, dans le voisinage des
places fortes : limite de la garnison. je
revins : mes quatre murs tournèrent sur eux-mêmes
comme des décors de théâtre dans un changement
à vue. Enfin, las de cette façon d'aller, je
m'assis. Ma prison se mit à marcher autour de moi :
je ressemblais à un homme ivre qui voit tourner sa
maison. Je fermai les yeux : le bruit cadencé du
pas militaire me fatigua bientôt le tympan.
" au moins, pensai-je en moi-même, si ces quatre
guerriers daignaient causer avec moi ! Je vais
leur parler grec : c'est un moyen

page 165

de séduction qui m'a toujours réussi auprès des
sentinelles. " j'essayai, mais en pure perte. Les
murs avaient peut-être des oreilles, mais l'usage de
la voix leur était interdit : on ne parle pas sous
les armes ! Je tentai de la corruption. Je tirai de
ma poche l'argent qu'*Hadgi-*Stavros m'avait rendu et
que le capitaine avait oublié de me prendre. Je le
distribuai aux quatre points cardinaux de mon
logis. Les murs sombres et refrognés prirent une
physionomie riante, et mon cachot fut illuminé
comme d'un rayon de soleil. Mais, cinq minutes
plus tard, le brigadier vint relever les
sentinelles : il y avait juste deux heures que
j'étais prisonnier ! La journée me parut longue ;
la nuit, éternelle. Le capitaine s'était adjugé du
même coup ma chambre et ma couche, et le rocher
qui me servait de lit n'était pas moelleux comme
la plume. Une petite pluie pénétrante comme un
acide me fit sentir cruellement que la toiture est
une belle invention, et que les couvreurs rendent
de vrais services à la société. Si parfois, en dépit
des rigueurs du ciel, je parvenais à m'endormir,
j'étais presque aussitôt réveillé par le brigadier
*Ianni, qui donnait le mot d'ordre. Enfin, vous
le dirai-je ? Dans la veille et dans le sommeil,
je croyais voir *Mary-*Ann et sa respectable
mère serrer les mains de leur libérateur. Ah !
Monsieur, comme je commençai à rendre justice
au bon vieux roi des montagnes !

page 166

Comme je retirai les malédictions que j'avais
lancées contre lui ! Comme je regrettai son
gouvernement doux et paternel ! Comme je soupirai
après son retour ! Comme je le recommandai chaudement
dans mes prières ! " mon dieu ! Disais-je avec
ferveur, donnez la victoire à votre serviteur
*Hadgi-*Stavros ! Faites tomber devant lui tous les
soldats du royaume ! Remettez en ses mains la caisse
et jusqu'au dernier écu de cette infernale armée !
Et renvoyez-nous les brigands pour que nous soyons
délivrés des gendarmes ! "
comme j'achevais cette oraison, un feu de file
bien nourri se fit entendre au milieu du camp.
Cette surprise se renouvela plusieurs fois dans le
cours de la journée et de la nuit suivante. C'était
encore un tour de *M *Périclès. Pour mieux tromper
*Mme *Simons et lui persuader qu'il la défendait
contre une armée de bandits, il commandait, de
temps à autre, un exercice à feu.
Cette fantaisie faillit lui coûter cher. Quand les
brigands arrivèrent au camp, le lundi, au petit
jour, ils crurent avoir affaire à de vrais
ennemis, et ripostèrent par quelques balles, qui
malheureusement n'atteignirent personne.
Je n'avais jamais vu d'armée en déroute lorsque
j'assistai au retour du roi des montagnes. Ce
spectacle eut donc pour moi tout l'attrait d'une
première représentation. Le ciel avait mal exaucé
mes

page 167

prières. Les soldats grecs s'étaient défendus avec
tant de fureur, que le combat s'était prolongé
jusqu'à la nuit. Formés en carré autour des deux
mulets qui portaient la caisse, ils avaient d'abord
répondu par un feu régulier aux tirailleurs
d'*Hadgi-*Stavros. Le vieux *Pallicare, désespérant
d'abattre, un à un, cent vingt hommes qui ne
reculaient pas, avait attaqué la troupe à l'arme
blanche. Ses compagnons nous assurèrent qu'il avait
fait des merveilles, et le sang dont il était
couvert montrait assez qu'il avait payé de sa
personne. Mais la baïonnette avait eu le dernier
mot. La troupe avait tué quatorze brigands, dont un
chien. Une balle de calibre avait arrêté
l'avancement du jeune *Spiro, cet officier de
tant d'avenir ! Je vis arriver une soixantaine
d'hommes recrus de fatigue, poudreux, sanglants,
contusionnés et blessés. *Sophoclis avait une
balle dans l'épaule : on le portait. Le *Corfiote et
quelques autres étaient restés en route, qui chez
les bergers, qui dans un village, qui sur la roche
nue, au bord d'un chemin.
Toute la bande était morne et découragée.
*Sophoclis hurlait de douleur. J'entendis
quelques murmures contre l'imprudence du roi, qui
exposait la vie de ses compagnons pour une
misérable somme, au lieu de détrousser paisiblement
les voyageurs riches et débonnaires.
Le plus valide, le plus reposé, le plus content,

page 168

le plus gaillard de la troupe était le roi. On
lisait sur son visage la fière satisfaction du devoir
accompli. Il me reconnut tout d'abord au milieu
de mes quatre hommes, et me tendit cordialement
la main. " cher prisonnier, me dit-il, vous voyez
un roi bien maltraité. Ces chiens de soldats n'ont
pas voulu lâcher la caisse. C'était de l'argent
à eux : ils ne se seraient pas fait tuer pour le
bien d'autrui. Ma promenade aux roches
scironiennes ne m'a rien rapporté, et j'ai dépensé
quatorze combattants, sans compter quelques blessés
qui ne guériront pas. Mais n'importe : je me suis
bien battu. Ces coquins-là étaient plus nombreux
que nous, et ils avaient des baïonnettes. Sans
quoi... ! Allons, cette journée m'a rajeuni. Je me
suis prouvé à moi-même que j'avais encore du sang
dans les veines. "
et il fredonna le premier vers de sa chanson
favorite : " un clephte aux yeux noirs... " il
poursuivit : " par *Jupiter ! (comme disait
lord *Byron) je ne voudrais pas, pour vingt mille
autres francs, être resté chez moi depuis samedi.
On mettra encore cela dans mon histoire. On dira
qu'à soixante-dix ans passés je suis tombé à grands
coups de sabre au milieu des baïonnettes, que j'ai
fendu trois ou quatre soldats de ma propre main, et
que j'ai fait dix lieues à pied dans la montagne
pour revenir ici prendre ma tasse de café.
*Cafedgi, mon enfant,

page 169

fais ton devoir : j'ai fait le mien. Mais où
diable est *Périclès ? "
le joli capitaine reposait encore sous sa tente.
*Ianni courut le chercher et l'amena tout endormi,
les moustaches défrisées, la tête soigneusement
emmaillottée dans un mouchoir. Je ne sais rien de tel
pour réveiller un homme qu'un verre d'eau froide
ou une mauvaise nouvelle. Lorsque *M *Périclès
apprit que le petit *Spiro et deux autres gendarmes
étaient restés sur le terrain, ce fut bien une autre
déroute. Il arracha son foulard, et, sans le tendre
respect qu'il avait pour sa personne, il se serait
arraché les cheveux.
" c'est fait de moi, s'écriait-il. Comment
expliquer leur présence parmi vous ? Et en costume
de brigands, encore ! On les aura reconnus : les
autres sont maîtres du champ de bataille ! Dirai-je
qu'ils avaient déserté pour se mettre avec vous ?
Que vous les aviez faits prisonniers ? On demandera
pourquoi je n'en avais pas parlé. Je t'attendais
pour faire mon grand rapport. J'ai écrit hier soir
que je te serrais de près sur le *Parnès, et que tous
nos hommes étaient admirables. Sainte vierge ! Je
n'oserai pas me montrer dimanche à patissia !
Que va-t-on dire, le 15, au bal de la cour ? Tout le
corps diplomatique s'occupera de moi. On réunira
le conseil. Serai-je seulement invité ?
-au conseil ? Demanda le brigand.

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-non ; au bal de la cour !
-danseur ! Va.
-mon dieu ! Mon dieu ! Qui sait ce qu'on va
faire ? S'il ne s'agissait que de ces anglaises, je
ne me mettrais pas en peine. J'avouerais tout au
ministre de la guerre. Des anglaises ! Il y en a
assez. Mais prêter mes soldats pour attaquer la
caisse de l'armée ! Envoyer *Spiro contre la ligne !
On me montrera au doigt ; je ne danserai plus ! "
qui est-ce qui se frottait les mains pendant ce
monologue ? C'était le fils de mon père, entre ses
quatre soldats.
*Hadgi-*Stavros, paisiblement assis, dégustait son
café à petites gorgées. Il dit à son filleul : " te
voilà bien embarrassé ! Reste avec nous. Je
t'assure un minimum de dix mille francs par an, et
j'enrôle tes hommes. Nous prendrons notre revanche
ensemble. " l'offre était séduisante. Deux jours
plus tôt, elle aurait enlevé bien des suffrages. Et
pourtant elle parut sourire médiocrement aux
gendarmes, nullement au capitaine. Les soldats ne
disaient rien ; ils regardaient leurs anciens
camarades ; ils lorgnaient la blessure de
*Sophoclis, ils pensaient aux morts de la veille,
et ils allongeaient le nez dans la direction
d'*Athènes, comme pour flairer de plus près
l'odeur succulente de la caserne.
Quant à *M *Périclès, il répondit avec un embarras
visible :

page 171

" je te remercie, mais j'ai besoin de réfléchir.
Mes habitudes sont à la ville ; je suis d'une santé
délicate ; les hivers doivent être rudes dans la
montagne ; me voici déjà enrhumé. Mon absence serait
remarquée à toutes les réunions ; on me recherche
beaucoup là-bas ; on m'a souvent proposé de beaux
mariages. D'ailleurs, le mal n'est peut-être pas si
grand que nous le croyons. Qui sait si les trois
maladroits auront été reconnus ? La nouvelle de
l'événement arrivera-t-elle avant nous ? J'irai
d'abord au ministère ; je prendrai l'air du bureau.
Personne ne viendra me contredire, puisque les
deux compagnies poursuivent leur marche sur
*Argos... décidément, il faut que je sois là ; je
dois payer de ma personne. Soigne tes blessés...
adieu !
Il fit un signe à son tambour.
*Hadgi-*Stavros se leva, vint se placer devant moi
avec son filleul, qu'il dominait de toute la tête,
et me dit : " monsieur, voilà un grec d'aujourd'hui ;
moi, je suis un grec d'autrefois. Et les journaux
prétendent que nous sommes en progrès ! "
au roulement du tambour, les murs de ma prison
s'écartèrent comme les remparts de *Jéricho.
Deux minutes après, j'étais devant la tente de
*Mary-*Ann. La mère et la fille s'éveillèrent en
sursaut. *Mme *Simons m'aperçut la première et
me cria :
" eh bien ! Nous partons ?
-hélas ! Madame, nous n'en sommes pas là !

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-où en sommes-nous donc ? Le capitaine nous
a donné parole pour ce matin.
-comment l'avez-vous trouvé, le capitaine ?
-galant, élégant, charmant ! Un peu trop
esclave de la discipline ; c'est bien son seul
défaut.
-coquin et faquin, lâche et bravache, menteur
et voleur ! Voilà ses vrais noms, madame, et je vous
le prouverai.
-çà, monsieur ! Qu'est-ce que la gendarmerie
vous a donc fait ?
-ce qu'elle m'a fait, madame ? Daignez venir
avec moi, seulement au haut de l'escalier. "
*Mme *Simons arriva juste à point pour voir les
soldats défilant, tambour en tête, les brigands
installés à leur place, le capitaine et le roi
bouche à bouche, se donnant le baiser d'adieu.
La surprise fut un peu trop forte. Je n'avais pas
assez ménagé la bonne dame, et j'en fus puni, car
elle s'évanouit tout de son long, à me casser les
bras. Je la portai jusqu'à la source ; *Mary-*Ann
lui frappa dans les mains ; je lui lançai une
poignée d'eau par le visage. Mais je crois que c'est
la fureur qui la fit revenir.
-le misérable ! Cria-t-elle.
-il vous a dévalisées, n'est-il pas vrai ? Il vous
a volé vos montres, votre argent ?
-je ne regrette pas mes bijoux ; qu'il les garde !
Mais je voudrais pour dix mille francs reprendre
les poignées de main que je lui ai données. Je suis

page 173

anglaise, et je ne serre pas la main de tout le
monde ! " ce regret de *Mme *Simons m'arracha un
gros soupir. Elle repartit de plus belle et fit
tomber sur moi tout le poids de sa colère. " c'est
votre faute, me dit-elle. Ne pouviez-vous pas
m'avertir ? Il fallait me dire que les brigands
étaient de petits saints en comparaison !
-mais, madame, je vous ai prévenue qu'il ne
fallait pas compter sur les gendarmes.
-vous me l'avez mal dit ; vous me l'avez dit
mollement, lourdement, flegmatiquement. Est-ce
que je pouvais vous croire ? Pouvais-je deviner que
cet homme n'était que le geôlier de *Stavros ? Qu'il
nous retenait ici pour laisser aux brigands le
temps de revenir ? Qu'il nous effrayait de dangers
imaginaires ? Qu'il se disait assiégé pour se faire
admirer de nous ? Qu'il simulait des attaques
nocturnes pour avoir l'air de nous défendre ? Je
devine tout à présent, mais dites si vous m'avez
rien appris !
-mon dieu ! Madame, j'ai dit ce que je savais,
j'ai fait ce que je pouvais !
-mais, allemand que vous êtes ! à votre place,
un anglais se serait fait tuer pour nous, et je lui
aurais donné la main de ma fille ! "
les coquelicots sont bien rouges, mais je le fus
davantage en entendant l'exclamation de
*Mme *Simons. Je me sentis si troublé que je n'osai
ni lever les yeux, ni répondre, ni demander à la
chère

page 174

dame ce qu'elle entendait par ces paroles. Car
enfin, comment une personne aussi roide avait-elle
été amenée à tenir un pareil langage devant sa
fille et devant moi ? Par quelle porte cette idée de
mariage avait-elle pu entrer dans son esprit ?
*Mme *Simons était-elle vraiment femme à décerner
sa fille, comme récompense honnête, au premier
libérateur venu ? Il n'y avait pas apparence.
N'était-ce pas plutôt une sanglante ironie à
l'adresse de mes pensées les plus secrètes ?
Quand je descendais en moi, je constatais avec
un légitime orgueil la tiédeur innocente de tous
mes sentiments. Je me rendais cette justice, que le
feu des passions n'avait pas élevé d'un degré la
température de mon coeur. à chaque instant du
jour, pour me sonder moi-même, je m'exerçais à
penser à *Mary-*Ann. Je m'étudiais à construire des
châteaux en *Espagne dont elle était la châtelaine.
Je fabriquais des romans dont elle était l'héroïne
et moi le héros. Je supposais à plaisir les
circonstances les plus absurdes. J'imaginais des
événements aussi invraisemblables que l'histoire
de la princesse *Ypsoff et du lieutenant *Reynauld.
J'allais jusqu'à me représenter la jolie anglaise
assise à ma droite au fond d'une chaise de poste
et passant son beau bras autour de mon long cou.
Toutes ces suppositions flatteuses, qui auraient
agité profondément une âme moins philosophe que
la mienne, ne

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troublaient pas ma sérénité. Je n'éprouvais point
les alternatives de crainte et d'espérance qui sont
les symptômes caractéristiques de l'amour. Jamais,
au grand jamais, je n'avais senti ces grandes
convulsions du coeur dont il est question dans les
romans. Donc je n'aimais pas *Mary-*Ann, j'étais un
homme sans reproche, et je pouvais marcher tête
levée. Mais *Mme *Simons, qui n'avait pas lu dans ma
pensée, était bien capable de se tromper sur la
nature de mon dévouement. Qui sait si elle ne me
soupçonnait pas d'être amoureux de sa fille, si elle
n'avait pas interprété dans un mauvais sens mon
trouble et ma timidité ? Si elle n'avait pas lâché ce
mot de mariage pour me forcer à me trahir ? Ma
fierté se révolta contre un soupçon si injuste, et je
lui répondis d'une voix ferme, sans toutefois la
regarder en face :
" madame, si j'étais assez heureux pour vous
tirer d'ici, je vous jure que cela ne serait pas
pour épouser mademoiselle votre fille.
-et pourquoi donc ? Dit-elle d'un ton piqué.
Est-ce que ma fille ne vaut pas qu'on l'épouse ? Je
vous trouve plaisant, en vérité ! N'est-elle pas
assez jolie ? Ou assez riche ? Ou d'une assez bonne
famille ? L'ai-je mal élevée ? Et savez-vous
quelque chose à dire contre elle ? épouser
*Mlle *Simos, mon petit monsieur ! C'est un beau
rêve ; et le plus difficile s'en contenterait.

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-hélas ! Madame, répondis-je, vous m'avez
bien mal compris. J'avoue que mademoiselle est
parfaite, et, sans sa présence qui me rend timide,
je vous dirais quelle admiration passionnée elle
m'a inspirée dès le premier jour. C'est précisément
pour cela que je n'ai pas l'impertinence de penser
qu'aucun hasard puisse m'élever jusqu'à elle. "
j'espérais que mon humilité fléchirait cette mère
foudroyante. Mais sa colère ne baissa pas d'un
demi-ton :
" pourquoi ? Reprit-elle. Pourquoi ne méritez-vous
pas ma fille ? Répondez-moi donc !
-mais, madame, je n'ai ni fortune ni position.
-la belle affaire ! Pas de position ! Vous en
auriez une, monsieur, si vous épousiez ma fille.
être mon gendre, n'est-ce donc pas une position ?
Vous n'avez pas de fortune ! Est-ce que nous vous
avons jamais demandé de l'argent ? N'en avons-nous
pas assez pour nous, pour vous, et pour bien
d'autres ? D'ailleurs, l'homme qui nous tirera
d'ici ne nous fera-t-il pas un cadeau de cent mille
francs ? C'est peu de chose, j'en conviens, mais
c'est quelque chose. Direz-vous que cent mille
francs soient une somme méprisable ? Alors,
pourquoi ne méritez-vous pas d'épouser ma fille ?
-madame, je ne suis pas...
-voyons, qu'est-ce encore que vous n'êtes pas ?
Vous n'êtes pas anglais !

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-oh ! Nullement.
-eh bien, vous nous croyez donc assez
ridicules pour vous faire un crime de votre
naissance ?
Eh ! Monsieur, je sais bien qu'il n'est pas donné
à tout le monde d'être anglais. La terre entière ne
peut pas être anglaise..., au moins avant quelques
années. Mais on peut être honnête homme et
homme d'esprit sans être né positivement en
*Angleterre.
-pour ce qui est de la probité, madame, c'est
un bien que nous nous transmettons de père en
fils. De l'esprit, j'en ai juste ce qu'il faut pour
être docteur. Mais malheureusement je ne me fais pas
d'illusion sur les défauts de ma personne
physique, et...
-vous voulez dire que vous êtes laid, n'est-ce
pas ? Non, monsieur, vous n'êtes pas laid. Vous
avez une figure intelligente. *Mary-*Ann, monsieur
a-t-il une figure intelligente ?
-oui, maman, " dit *Mary-*Ann. Si elle rougit en
répondant, sa mère le vit mieux que moi, car mes
yeux étaient obstinément cloués à la terre.
" d'ailleurs, ajouta *Mme *Simons, fussiez-vous dix
fois plus laid, vous ne le seriez pas encore autant
que feu mon mari. Et pourtant, je vous prie de
croire que j'étais aussi jolie que ma fille, le jour
où je lui donnai ma main. Que répondrez-vous à
cela ?

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-rien, madame, sinon que vous me comblez,
et qu'il ne tiendra pas à moi que vous ne soyez
demain sur la route d'*Athènes.
-que comptez-vous faire ? Cette fois tâchez de
trouver un expédient moins ridicule que l'autre
jour !
-j'espère que vous serez satisfaite de moi si
vous voulez bien m'entendre jusqu'au bout.
-oui, monsieur.
-sans m'interrompre.
-je ne vous interromprai pas. Vous a-t-on
jamais interrompu ?
-oui.
-non.
-si !
-quand ?
-jamais. Madame, *Hadgi-*Stavros a tous ses
fonds placés chez *Mm *Barley et compagnie.
-chez nous !
-*Cavendish-*Square, 31, à *Londres. Mercredi
dernier, il a dicté devant nous une lettre d'affaires
à l'adresse de *M *Barley.
-et vous ne m'avez pas dit cela plus tôt !
-vous ne m'en avez jamais laissé le temps.
-mais c'est monstrueux ! Votre conduite est
inexplicable ! Nous serions en liberté depuis six
jours ! Je serais allée droit à lui ; je lui aurais
dit nos relations...

page 179

-et il vous aurait demandé deux ou trois cent
mille francs ! Croyez-moi, madame, le mieux est de
ne rien lui dire du tout. Payez votre rançon ;
faites-vous donner un reçu, et dans quinze jours
envoyez-lui un compte-courant avec la mention
suivante :
" item, 100, 000 francs remis personnellement
par *Mme *Simons, notre associée, contre reçu.
" de cette façon, vous rentrez dans votre argent,
sans le secours de la gendarmerie. Est-ce clair ? "
je levai les yeux et je vis le joli sourire de
*Mary-*Ann, tout radieux de reconnaissance.
*Mme *Simons haussait furieusement les épaules et ne
semblait émue que de dépit.
" en vérité, me dit-elle, vous êtes un homme
surprenant ! Vous êtes venu nous proposer une
évasion acrobatique lorsque nous avions un moyen
si simple de nous échapper ! Et vous savez cela
depuis mercredi matin ! Je ne vous pardonnerai
jamais de ne pas nous l'avoir dit le premier jour.
-mais, madame, veuillez vous rappeler que je
vous priais d'écrire à monsieur votre frère pour lui
demander cent quinze mille francs.
-pourquoi cent quinze ?
-je veux dire cent mille.
-non ; cent quinze. C'est trop juste. êtes-vous
bien sûr que ce *Stavros ne nous retiendra pas ici
lorsqu'il aura reçu l'argent ?
-je vous en réponds. Les brigands sont les

page 180

seuls grecs qui ne manquent jamais à leur parole.
Vous comprenez que s'il leur arrivait une fois de
garder les prisonniers après avoir touché la rançon,
personne ne se rachèterait plus.
-il est vrai. Mais quel singulier allemand vous
faites, de n'avoir pas parlé plus tôt !
-vous m'avez toujours coupé la parole.
-il fallait parler quand même !
-mais, madame...
-taisez-vous ! Et conduisez-nous à ce maudit
*Stavros. "
le roi déjeunait d'un rôti de tourterelles, sous
son arbre de justice, avec les officiers valides qui
lui restaient encore. Sa toilette était faite : il
avait lavé le sang de ses mains et changé d'habit. Il
cherchait avec ses convives le moyen le plus
expéditif de combler les vides que la mort avait
faits dans ses rangs. *Vasile, qui était de
*Janina, offrait d'aller lever trente hommes en
*épire, où la surveillance des autorités turques
a mis plus de mille brigands en retrait d'emploi.
Un laconien voulait qu'on acquît à beaux deniers
comptants la petite bande du *Spartiate *Pavlos,
qui exploitait la province du *Magne, dans le
voisinage de *Calamata. Le roi, toujours imbu des
idées anglaises, pensait à organiser le
recrutement par force et à enlever tous les bergers
de l'*Attique. Ce système semblait d'autant
plus avantageux qu'il n'entraînait aucun

page 181

débours, et qu'on gagnait les troupeaux par-dessus
le marché.
Interrompu au milieu de la délibération,
*Hadgi-*Stavros fit à ses prisonnières un accueil
glacial. Il n'offrit pas même un verre d'eau à
*Mme *Simons, et comme elle n'avait point déjeuné,
elle fut sensible à cet oubli des convenances. Je
pris la parole au nom des anglaises, et, en
l'absence du *Corfiote, le roi fut bien forcé de
m'accepter pour intermédiaire. Je lui dis qu'après
le désastre de la veille, il serait content
d'apprendre la détermination de *Mme *Simons ;
qu'elle avait résolu de payer, dans le plus
bref délai, sa rançon et la mienne ; que les fonds
seraient versés le lendemain, soit à la banque
d'*Athènes, soit en tout autre lieu qu'il lui
plairait de désigner, contre son reçu.
" je suis bien aise, dit-il, que ces femmes aient
renoncé à convoquer l'armée grecque à leur
secours. Dites-leur qu'on leur remettra, pour la
seconde fois, tout ce qu'il faut pour écrire ; mais
qu'elles n'abusent plus de ma confiance ! Qu'elles
ne m'attirent pas les soldats ici ! Au premier
pompon qui paraît dans la montagne, je leur fais
couper la tête. Je le jure par la vierge du
*Mégaspiléon, qui fut sculptée de la propre main
de saint *Luc !
-n'ayez aucun doute. J'engage la parole de ces
dames et la mienne. Où voulez-vous que les fonds
soient déposés ?

page 182

-à la banque nationale de *Grèce. C'est la seule
qui n'ait pas encore fait banqueroute.
-avez-vous un homme sûr pour porter la lettre ?
-j'ai le bon vieillard. On va le faire appeler.
Quelle heure est-il ? Neuf heures du matin.
Le révérend n'a pas encore assez bu pour être gris.
-va pour le moine ! Lorsque le frère de
*Mme *Simons aura versé la somme et pris votre
reçu, le moine viendra nous en porter la nouvelle.
-quel reçu ? Pourquoi un reçu ? Je n'en ai
jamais donné. Quand vous serez tous en liberté, on
verra bien que vous m'avez payé ce qui m'était dû.
-je croyais qu'un homme comme vous devait
traiter les affaires à la mode d'*Europe. En
bonne administration...
-je traite les affaires à ma guise, et je suis trop
vieux pour changer de méthode.
-comme il vous plaira. Je vous demandais cela
dans l'intérêt de *Mme *Simons. Elle est tutrice
de sa fille mineure, et elle lui devra compte de
la totalité de sa fortune.
-qu'elle s'arrange ! Je me soucie de ses intérêts
comme elle des miens. Quand elle payerait pour sa
fille, le grand malheur ! Je n'ai jamais regretté ce
que je débourse pour *Photini. Voici du papier, de
l'encre et des roseaux. Soyez assez bon pour
surveiller la rédaction de la lettre. Il y va
de votre tête aussi. "

page 183

je me levai tout penaud et je suivis ces dames,
qui devinaient ma confusion sans en pénétrer la
cause. Mais une inspiration soudaine me fit revenir
sur mes pas. Je dis au roi : " décidément, vous
avez bien fait de refuser le reçu, et j'ai eu tort
de le demander. Vous êtes plus sage que moi ;
la jeunesse est imprudente.
-qu'est-ce à dire ?
-vous avez raison, vous dis-je. Il faut s'attendre
à tout. Qui sait si vous n'essuierez pas une seconde
défaite plus terrible que la première ? Comme
vous n'aurez pas toujours vos jambes de vingt
ans, vous pourriez tomber vivant aux mains des
soldats.
-moi !
-on vous ferait votre procès comme à un simple
malfaiteur ; les magistrats ne vous craindraient
plus. En pareille circonstance, un reçu de cent
quinze mille francs serait une preuve accablante.
Ne donnez pas d'armes à la justice contre vous.
Peut-être même *Mme *Simons ou ses héritiers se
porteraient-ils parties civiles pour revendiquer ce
qui leur a été pris. Ne signez jamais de reçus ! "
il répondit d'une voix tonnante : " j'en signerai !
Et plutôt deux qu'un ! J'en signerai tant qu'on en
voudra ! J'en signerai toujours, et à tout le monde.
Ah ! Les soldats s'imaginent qu'ils auront bon
marché de moi, parce qu'une fois le hasard et le
nombre

page 184

leur ont donné l'avantage ! Je tomberais vivant
entre leurs mains, moi dont le bras est à l'épreuve
de la fatigue et la tête à l'épreuve des balles !
J'irais m'asseoir sur un banc, devant un juge,
comme un paysan qui a volé des choux ! Jeune homme,
vous ne connaissez pas encore *Hadgi-*Stavros. Il
serait plus facile de déraciner le *Parnès et de le
planter sur la cime du *Taygète, que de m'arracher
de mes montagnes pour me jeter sur le banc d'un
tribunal ! écrivez-moi en grec le nom de
*Mme *Simons ! Bien. Le vôtre aussi !
-il n'est pas nécessaire, et...
-écrivez toujours. Vous savez mon nom, et
je suis sûr que vous ne l'oublierez pas. Je veux
avoir le vôtre, pour m'en souvenir. "
je griffonnai mon nom comme je pus, dans la
langue harmonieuse de *Platon. Les lieutenants du
roi applaudirent à sa fermeté sans prévoir qu'elle
lui coûtait cent quinze mille francs. Je courus,
content de moi et le coeur léger, à la tente de
*Mme *Simons. Je lui racontai que son argent l'avait
échappé belle, et elle daigna sourire en apprenant
comme je m'y étais pris pour voler nos voleurs.
Une demi-heure après, elle soumit à mon approbation
la lettre suivante :

page 185

" du *Parnès, au milieu des démons
de ce *Stavros :
" mon cher frère,
" les gendarmes que vous avez envoyés à notre
secours nous ont trahies et volées indignement. Je
vous recommande bien de les faire pendre. Il
faudra une potence de cent pieds de haut pour leur
capitaine *Périclès. Je me plaindrai de lui
particulièrement, dans la dépêche que je compte
envoyer à lord *Palmerston, et je lui consacrerai
tout un paragraphe de la lettre que j'écrirai à
l'éditeur du times, dès que vous nous aurez
remises en liberté. Il est inutile de rien espérer
des autorités locales. Tous les natifs s'entendent
contre nous, et le lendemain de notre départ, le
peuple grec se rassemblera dans quelque coin pour
partager nos dépouilles. Heureusement, ils auront
peu de chose. J'ai appris par un jeune allemand,
que je prenais d'abord pour un espion et qui est
un très-honnête gentleman, que ce *Stavros, dit
*Hadgi-*Stavros, avait ses capitaux placés dans notre
maison. Je vous prie de vérifier le fait ; et, s'il
est exact, rien ne nous empêche de payer la rançon
qu'on exige de nous. Faites verser à la banque de
*Grèce 115, 000 francs (4600 livres sterling) contre
un reçu régulier, scellé du sceau ordinaire de ce
*Stavros. On lui portera la somme

page 186

en compte, et tout sera dit. Notre santé est bonne,
quoique la vie de montagne ne soit nullement
confortable. Il est monstrueux que deux anglaises,
citoyennes du plus grand empire du monde, soient
réduites à manger leur rôti sans moutarde et sans
pickles, et à boire de l'eau claire, comme le
dernier des poissons.
" dans l'espoir que vous ne tarderez pas à nous
rendre à nos habitudes, je suis, mon cher frère,
" très-sincèrement votre
" *Rebecca *Simons. "
lundi 5 mai 1856 :
je portai moi-même au roi l'autographe de la
bonne dame. Il le prit avec défiance et l'examina
d'un oeil si perçant que je tremblais qu'il n'en
pénétrât le sens. J'étais pourtant bien sûr qu'il ne
savait pas un mot d'anglais. Mais ce diable d'homme
m'inspirait une terreur superstitieuse, et je le
croyais capable de miracles. Il ne parut satisfait
que lorsqu'il arriva au chiffre de 4600 livres
sterling. Il vit bien alors qu'il ne s'agissait
pas de gendarmes. La lettre fut déposée avec d'autres
papiers dans un cylindre de fer-blanc. On nous
amena le bon vieillard, qui avait pris tout juste
assez de vin pour se délier les jambes, et le roi
lui donna la boîte aux lettres avec des
instructions précises. Il partit, et mon
coeur courut avec lui jusqu'au terme de son
voyage.

page 187

*Horace ne suivit pas d'un regard plus tendre le
vaisseau qui portait *Virgile.
Le roi se radoucit beaucoup lorsqu'il put
regarder cette grande affaire comme terminée. Il
commanda pour nous un véritable festin ; il fit
distribuer double ration de vin à ses hommes ; il
s'en alla voir les blessés et extraire de ses
propres mains la balle de *Sophoclis. Ordre fut
donné à tous les bandits de nous traiter avec les
égards dus à notre argent.
Le déjeuner que je fis sans témoins, dans la
compagnie de ces dames, fut un des plus joyeux
repas dont il me souvienne. Tous mes maux étaient
donc finis ! Je serais libre après deux jours de
douce captivité. Peut-être même, au sortir des
mains d'*Hadgi-*Stavros, une chaîne adorable ! ... je
me sentais poëte à la façon de *Gessner je mangeai
d'aussi bon coeur que *Mme *Simons, et je bus
assurément de meilleur appétit. Je donnai sur le vin
blanc d'*égine comme autrefois sur le vin
de *Santorin. Je bus à la santé de *Mary-*Ann, à la
santé de sa mère, à la santé de mes bons parents et
de la princesse *Ypsoff. *Mme *Simons voulut
entendre l'histoire de cette noble étrangère, et,
ma foi, je ne lui en fis pas un secret. Les bons
exemples ne sont jamais trop connus ! *Mary-*Ann
prêta à mon récit l'attention la plus charmante.
Elle opina que la princesse avait bien fait, et
qu'une femme doit

page 188

prendre son bonheur où elle le trouve. La jolie
parole ! Les proverbes sont la sagesse des nations
et quelquefois leur bonheur. J'étais lancé sur la
pente de toutes les prospérités, et je me sentais
rouler vers je ne sais quel paradis terrestre.
ô *Mary-*Ann ! Les matelots qui naviguent sur
l'océan n'ont jamais eu pour guides deux étoiles
comme vos yeux !
J'étais assis devant elle. En lui faisant passer une
aile de poulet, je m'approchai tellement, que je vis
mon image se refléter deux fois en miniature entre
ses cils noirs. Je me trouvai beau, monsieur, pour
la première fois de ma vie. Le cadre faisait si bien
valoir le tableau ! Une idée bizarre me traversa
l'esprit. Je crus surprendre dans cet incident un
arrêt de la destinée. Il me sembla que la belle
*Mary-*Ann avait au fond du coeur l'image que je
découvrais dans ss yeux.
Tout cela n'était pas de l'amour, je le sais bien,
et je ne veux ni m'accuser ni me parer d'un
sentiment que je n'ai jamais connu ; mais c'était
une amitié solide et qui suffit, je pense, à
l'homme qui doit entrer en ménage. Aucune émotion
turbulente ne remuait les fibres de mon coeur,
mais je le sentais fondre lentement, comme un rayon
de cire au feu d'un soleil doux.
Sous l'influence de cette raisonnable extase, je
racontai à *Mary-*Ann et à sa mère toute ma vie
depuis

page 189

le premier jour. Je leur dépeignis la maison
paternelle, la grande cuisine où nous mangions
tous ensemble, les casseroles de cuivre pendues au
mur par rang de taille, les guirlandes de jambons
et de saucisses qui se déroulaient à l'intérieur de
la cheminée, notre existence modeste et bien souvent
difficile, l'avenir de chacun de mes frères :
*Henri doit succéder à papa ; *Frédéric apprend
l'état de tailleur ; *Frantz et *Jean-*Nicolas se
sont engagés à dix-huit ans : l'un est brigadier
dans la cavalerie, l'autre a déjà les galons
de maréchal des logis. Je leur racontai mes études,
mes examens, les petits succès que j'avais obtenus
à l'université, le bel avenir de professeur auquel
je pouvais prétendre, avec trois mille francs
d'appointements pour le moins. Je ne sais pas
jusqu'à quel point mon récit les intéressa, mais
j'y prenais un plaisir extrême, et je me versais
à boire de temps en temps.
*Mme *Simons ne me reparla point de nos projets
de mariage, et j'en fus bien aise. Mieux valait n'en
pas dire un mot que d'en causer en l'air, quand
nous nous connaissions si peu. La journée s'écoula
pour moi comme une heure ; j'entends comme une
heure de plaisir. Le lendemain parut un peu long à
*Mme *Simons ; quant à moi, j'aurais voulu arrêter
le soleil dans sa course. J'enseignais les premiers
éléments de la botanique à *Mary-*Ann. Ah !
Monsieur, le monde ne sait pas tout ce qu'on peut
exprimer

page 190

de sentiments tendres et délicats dans une
leçon de botanique !
Enfin, le mercredi matin, le moine parut sur
l'horizon. C'était un digne homme, à tout prendre,
que ce petit moine. Il s'était levé avant le jour
pour nous apporter la liberté dans sa poche. Il
remit au roi une lettre du gouverneur de la banque,
et à *Mme *Simons un billet de son frère.
*Hadgi-*Stavros dit à *Mme *Simons : " vous êtes
libre, madame, et vous pouvez emmener mademoiselle
votre fille. Je souhaite que vous n'emportiez pas
de nos rochers un trop mauvais souvenir. Nous vous
avons offert tout ce que nous avions ; si le lit
et la table n'ont pas été dignes de vous, c'est la
faute des circonstances. J'ai eu ce matin un
mouvement de vivacité que je vous prie d'oublier :
il faut pardonner quelque chose à un général
vaincu. Si j'osais offrir un petit présent à
mademoiselle, je la prierais d'accepter une bague
antique qu'on pourra rétrécir à la mesure de son
doigt. Elle ne provient pas du brigandage : je l'ai
achetée à un marchand de *Nauplie. Mademoiselle
montrera ce bijou en *Angleterre, en racontant sa
visite à la cour du roi des montagnes. "
je traduisis fidèlement ce petit discours, et je
glissai moi-même l'anneau du roi au doigt de
*Mary-*Ann.
" et moi ? Demandai-je au bon *Hadgi-*Stavros,
n'emporterai-je rien en mémoire de vous ?

page 191

-vous, cher monsieur ? Mais vous nous restez.
Votre rançon n'est pas payée ! "
je me retournai vers *Mme *Simons, qui me tendit
la lettre suivante :
" chère soeur,
" vérification faite, j'ai donné les 4000 livres
sterling contre le reçu. Je n'ai pas pu avancer les
600 autres, parce que le reçu n'était pas en votre
nom, et qu'il aurait été impossible de les
recouvrer. Je suis, en attendant votre chère
présence,
" tout à vous,
" *Edward *Sharper. "
j'avais trop bien prêché *Hadgi-*Stavros. En bonne
administration, il avait cru devoir envoyer deux
reçus !
*Mme *Simons me dit à l'oreille : " vous paraissez
bien en peine ! Y a-t-il là de quoi faire une
grimace pareille ? Montrez donc que vous êtes un
homme, et quittez cette physionomie de poule
mouillée. Le plus fort est fait, puisque nous
sommes sauvées, ma fille et moi, sans qu'il nous
en coûte rien. Quant à vous, je suis tranquille :
vous saurez bien vous évader. Votre premier plan,
qui ne valait rien pour deux femmes, devient
admirable depuis que vous êtes seul. Voyons,
quel jour attendrons-nous votre visite ? "

page 192

je la remerciai cordialement. Elle m'offrait une
si belle occasion de mettre au jour mes qualités
personnelles et d'entrer de vive force dans l'estime
de *Mary-*Ann ! " oui, madame, lui dis-je ; comptez
sur moi. Je sortirai d'ici en homme de coeur, et tant
mieux si je cours un peu de danger. Je suis bien
aise que ma rançon ne soit pas payée, et je remercie
monsieur votre frère de ce qu'il a fait pour moi.
Vous verrez si un allemand ne sait pas se tirer
d'affaire. Oui, je vous donnerai bientôt de mes
nouvelles !
-une fois hors d'ici, ne manquez pas de vous
faire présenter chez nous.
-oh ! Madame !
-et maintenant, priez ce *Stavros de nous
donner une escorte de cinq ou six brigands.
-pour quoi faire, bon dieu ?
-mais pour nous protéger contre les gendarmes !

page 193

VI l'évasion :
au milieu de nos adieux, il se répandit autour
de nous une odeur alliacée qui me prit à la gorge.
C'était la femme de chambre de ces dames qui
venait se recommander à leur générosité. Cette
créature avait été plus incommode qu'utile, et
depuis deux jours on l'avait dispensée de tout
service. Cependant *Mme *Simons regretta de ne
pouvoir rien faire pour elle, et me pria de conter
au roi comment elle avait été dépouillée de son
argent. *Hadgi-*Stavros ne parut ni surpris ni
scandalisé. Il haussa simplement les épaules, et
dit entre ses dents : " ce *Périclès ! ... mauvaise
éducation... la ville... la cour... j'aurais dû
m'attendre à cela. " il ajouta tout haut : " priez
ces dames de ne s'inquiéter de rien. C'est moi
qui leur ai donné une servante, c'est à moi de la
payer. Dites-leur que, si elles ont besoin d'un
peu d'argent pour retourner à la ville, ma bourse
est à leur disposition. Je les fais

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escorter jusqu'au bas de la montagne, quoiqu'elles
ne courent aucun danger. Les gendarmes sont
moins à craindre qu'on ne pense généralement.
Elles trouveront un déjeuner, des chevaux et un
guide au village de *Castia : tout est prévu et tout
est payé. Pensez-vous qu'elles me fassent le
plaisir de me donner la main, en signe de
réconciliation ? "
*Mme *Simons se fit un peu tirer l'oreille, mais sa
fille tendit résolûment la main au vieux *Pallicare.
Elle lui dit en anglais, avec une espièglerie assez
plaisante : " c'est beaucoup d'honneur que vous
nous faites, très-intéressant monsieur, car en ce
moment c'est nous qui sommes les clephtes, et
vous qui êtes la victime. "
le roi répondit de confiance : " merci,
mademoiselle ; vous avez trop de bonté. "
la jolie main de *Mary-*Ann était hâlée comme
une pièce de satin rose qui serait restée en étalage
pendant trois mois d'été. Cependant croyez bien
que je ne me fis pas prier pour y appliquer mes
lèvres. Je baisai ensuite le métacarpe austère de
*Mme *Simons. " bon courage ! Monsieur, " cria la
vieille dame en s'éloignant. *Mary-*Ann ne dit
rien ; mais elle me lança un coup d'oeil capable
d'électriser une armée. De tels regards valent une
proclamation.
Lorsque le dernier homme de l'escorte eut
disparu,

page 195

*Hadgi-*Stavros me prit à part et me dit :
" eh bien ! Nous avons donc fait quelque
maladresse ?
-hélas ! Oui. nous n'avons pas été adroits.
-cette rançon n'est pas payée. Le sera-t-elle ?
Je le crois. Les anglaises ont l'air d'être au mieux
avec vous.
-soyez tranquille, sous trois jours je serai loin
du *Parnès.
-allons, tant mieux ! J'ai grand besoin
d'argent, comme vous savez. Nos pertes de lundi vont
grever notre budget. Il faut compléter le
personnel et le matériel.
-vous avez bonne grâce à vous plaindre ! Vous
venez d'encaisser cent mille francs d'un coup !
-non, quatre-vingt-dix : le moine a déjà prélevé
la dîme. Sur cette somme qui vous semble énorme,
il n'y aura pas vingt mille francs pour moi. Nos
frais sont considérables ; nous avons de lourdes
charges. Que serait-ce donc, si l'assemblée des
actionnaires se décidait à fonder un hôtel des
invalides, comme il en a été question ? Il ne
manquerait plus que de faire une pension aux veuves
et aux orphelins du brigandage ! Comme les fièvres
et les coups de fusil nous enlèvent trente hommes
par an, vous voyez où cela nous conduirait. Nos
frais seraient à peine couverts ; j'y mettrais
du mien, mon cher monsieur !

page 196

-vous est-il jamais arrivé de perdre sur une
affaire ?
-une seule fois. J'avais touché cinquante mille
francs pour le compte de la société. Un de mes
secrétaires, que j'ai pendu depuis, s'enfuit en
*Thessalie avec la caisse. J'ai dû combler le
déficit : je suis responsable. Ma part s'élevait
à sept mille francs ; j'en ai donc perdu
quarante-trois mille. Mais le drôle qui m'avait
volé l'a payé cher. Je l'ai puni à la mode de
*Perse. Avant de le pendre, on lui a arraché toutes
les dents l'une après l'autre, et on les lui a
plantées à coups de marteau dans le crâne... pour
le bon exemple, vous entendez ? Je ne suis pas
méchant, mais je ne souffre pas qu'on
me fasse du tort. "
je me réjouis à l'idée que le *Pallicare, qui
n'était pas méchant, perdrait quatre-vingt mille
francs sur la rançon de *Mme *Simons, et qu'il
en recevrait la nouvelle lorsque mon crâne et mes
dents ne seraient plus à sa portée. Il passa son
bras sous le mien et me dit familièrement :
" comment allez-vous faire pour tuer le temps
jusqu'à votre départ ? Ces dames vont vous
manquer, et la maison vous paraîtra grande.
Voulez-vous jeter un coup d'oeil sur les journaux
d'*Athènes ? Le moine me les a apportés. Moi, je ne
les lis presque jamais. Je sais au juste prix ce que
valent les articles de journal, puisque je les paye.
Voici

page 197

la gazette officielle, l'espérance, le pallicare,
la caricature. tout cela doit parler de nous.
Pauvres abonnés ! Je vous laisse. Si vous trouvez
quelque chose de curieux, vous me le conterez. "
l' espérance, rédigée en français, et destinée
à jeter de la poudre aux yeux de l'*Europe, avait
consacré un long article à démentir les
dernières nouvelles du brigandage. Elle plaisantait
spirituellement les voyageurs naïfs qui voient
un voleur dans tout paysan déguenillé, une bande
armée dans chaque nuage de poussière, et qui
demandent grâce au premier buisson qui les arrête
par la manche de leur habit. Cette feuille
véridique vantait la sécurité des chemins, célébrait
le désintéressement des indigènes, exaltait le calme
et le recueillement qu'on est sûr de trouver sur
toutes les montagnes du royaume.
Le pallicare, rédigé sous l'inspiration de
quelques amis d'*Hadgi-*Stavros, contenait une
biographie éloquente de son héros. Il racontait
que ce *Thésée des temps modernes, le seul homme
de notre siècle qui n'eût jamais été vaincu, avait
tenté une forte reconnaissance dans la direction
des roches scironiennes. Trahi par la mollesse de
ses compagnons, il s'était retiré avec des pertes
insignifiantes. Mais saisi d'un profond dégoût
pour une profession dégénérée, il renonçait
désormais à l'exercice du brigandage ; il
quittait le sol de la *Grèce ; il s'expatriait en
*Europe,

page 198

où sa fortune glorieusement acquise lui permettait
de vivre en prince. " et maintenant, ajoutait le
pallicare, allez, venez, courez dans la plaine
et dans la montagne ! Banquiers et marchands,
grecs, étrangers, voyageurs, vous n'avez plus rien
à craindre : le roi des montagnes a voulu, comme
*Charles-*Quint, abdiquer au plus haut de sa gloire
et de sa puissance. "
on lisait dans la gazette officielle :
dimanche, 3 courant, à cinq heures du soir, la
caisse militaire que l'on dirigeait sur *Argos, avec
une somme de vingt mille francs, a été attaquée par
la bande d'*Hadgi-*Stavros, connu sous le nom de
roi des montagnes. Les brigands, au nombre de
trois ou quatre cents, ont fondu sur l'escorte avec
une fureur incroyable. Mais les deux premières
compagnies du 2e bataillon du 4e de ligne, sous le
commandement du brave major *Nicolaïdis, ont
opposé une résistance héroïque. Les sauvages
agresseurs ont été repoussés à coups de
baïonnette, en laissant le champ de bataille couvert
de morts. *Hadgi-*Stavros est, dit-on, grièvement
blessé. Nos pertes sont insignifiantes.
" le même jour, à la même heure, les troupes
de sa majesté remportaient une autre victoire à
dix lieues de distance. C'est vers le sommet du
*Parnès, à quatre stades de *Castia, que la 2e
compagnie du 1er bataillon de gendarmerie a défait
la

page 199

bande d'*Hadgi-*Stavros. Là encore, suivant le
rapport du brave capitaine *Périclès, le roi des
montagnes aurait reçu un coup de feu.
Malheureusement, ce succès a été payé cher. Les
brigands, abrités par les rochers et les buissons,
ont tué ou blessé grièvement dix gendarmes. Un jeune
officier de grande espérance, *M *Spiro, élève
sortant de l'école des évelpides, a trouvé sur
le champ de bataille une mort glorieuse. En
présence de si grands malheurs, ce n'est pas une
médiocre consolation de penser que là, comme
partout, force est restée à la loi. "
le journal la caricature contenait une
lithographie mal dessinée où je reconnus cependant
les portraits du capitaine *Périclès et du roi des
montagnes. Le filleul et le parrain se tenaient
étroitement embrassés. Au bas de cette image,
l'artiste avait écrit la légende suivante :
comme ils se battent !
" il paraît, dis-je en moi-même, que je ne suis pas
seul dans la confidence, et que le secret de
*Périclès ressemblera bientôt au secret de
*Polichinelle. "
je repliai les journaux, et en attendant le retour
du roi, je méditai sur la position où *Mme *Simons
m'avait laissé. Certes, il était glorieux de ne
devoir ma liberté qu'à moi-même, et mieux valait
sortir de prison par un trait de courage que par
une ruse d'écolier. Je pouvais, du jour au lendemain,
passer

page 200

à l'état de héros de roman et devenir un objet
d'admiration pour toutes les demoiselles de
l'*Europe. Nul doute que *Mary-*Ann ne se prît à
m'adorer lorsqu'elle me reverrait sain et sauf après
une évasion si périlleuse. Cependant le pied pouvait
me manquer dans cette formidable glissade. Si je me
cassais un bras ou une jambe, *Mary-*Ann
verrait-elle de bon oeil un héros boiteux ou
manchot ? De plus, il fallait m'attendre à être
gardé nuit et jour. Mon plan, si ingénieux qu'il
fût, ne pouvait s'exécuter qu'après la mort de mon
gardien. Tuer un homme n'est pas une petite affaire,
même pour un docteur. Cela n'est rien en paroles,
surtout lorsqu'on parle à la femme qu'on aime. Mais,
depuis le départ de *Mary-*Ann, je n'avais plus la
tête à l'envers. Il me semblait moins facile de me
procurer une arme et moins commode de m'en servir.
Un coup de poignard est une opération chirurgicale
qui doit donner la chair de poule à tout homme de
bien. Qu'en dites-vous, monsieur ? Moi, je pensai
que ma future belle-mère avait peut-être agi
légèrement avec son gendre en espérance. Il ne lui
coûtait pas beaucoup de m'envoyer quinze mille
francs de rançon, quitte à les imputer ensuite
sur la dot de *Mary-*Ann. Quinze mille francs
seraient peu de chose pour moi le jour du mariage.
C'était beaucoup dans l'état où je me trouvais, à
la veille d'égorger un homme et de descendre
quelques centaines de mètres

page 201

par une échelle sans échelons. J'en vins à
maudire *Mme *Simons aussi cordialement que la
plupart des gendres maudissent leur belle-mère dans
tous les pays civilisés. Comme j'avais des
malédictions à revendre, j'en dirigeai aussi
quelques-unes contre mon excellent ami *John *Harris,
qui m'abandonnait à mon sort. Je me disais que,
s'il eût été à ma place et moi à la sienne, je ne
l'aurais pas laissé huit grands jours sans nouvelles.
Passe encore pour *Lobster, qui était trop jeune ;
pour *Giacomo, qui n'était qu'une force
inintelligente, et pour *M *Mérinay, dont je
connaissais l'égoïsme renforcé ! On pardonne
aisément une trahison aux égoïstes, parce qu'on
a pris l'habitude de ne point compter
sur eux. Mais *Harris, qui avait exposé sa vie pour
sauver une vieille négresse de *Boston ! Est-ce que
je ne valais pas une négresse ? Je croyais en bonne
justice, et sans préjugé aristocratique, en valoir
au moins deux ou trois.
*Hadgi-*Stavros vint changer le cours de mes idées
en m'offrant un moyen d'évasion plus simple et
moins dangereux. Il n'y fallait que des jambes, et
dieu merci, c'est un bien dont je ne suis pas
dépourvu. Le roi me surprit au moment où je
bâillais comme le plus humble des animaux.
-vous vous ennuyez ? Me dit-il. C'est la lecture.
Je n'ai jamais pu ouvrir un livre sans danger pour
mes mâchoires. Je vois avec plaisir que les docteurs

page 202

n'y résistent pas mieux que moi. Mais pourquoi
n'employez-vous pas mieux le temps qui vous reste ?
Vous étiez venu ici pour cueillir les plantes de la
montagne ; il ne paraît pas que votre boîte se soit
remplie dans ces huit jours. Voulez-vous que je
vous envoie en promenade sous la surveillance de
deux hommes ? Je suis trop bon prince pour vous
refuser cette petite faveur. Il faut que chacun
fasse son métier en ce bas monde. à vous les
herbages, à moi l'argent. Vous direz à ceux qui
vous ont envoyé ici : " voilà des herbes cueillies
dans le royaume d'*Hadgi-*Stavros ! " si vous en
trouviez une qui fût belle et curieuse, et dont on
n'eût jamais entendu parler dans votre pays, il
faudrait lui donner mon nom et l'appeler la
reine des montagnes.
-mais au fait ! Pensai-je, si j'étais à une lieue
d'ici, entre deux brigands, il ne serait pas trop
malaisé de les gagner de vitesse. Le danger
doublerait mes forces, il n'en faut point douter.
Celui qui court le mieux est celui qui a le plus
grand intérêt à courir. Pourquoi le lièvre est-il
le plus vite de tous les animaux ? Parce qu'il
est le plus menacé. "
j'acceptai l'offre du roi, et, séance tenante, il
plaça deux gardes du corps auprès de ma personne.
Il ne leur fit pas de recommandations minutieuses.
Il leur dit simplement :
" c'est un milord de quinze mille francs ; si vous
le laissez perdre, il faudra le payer ou le
remplacer. "

page 203

mes acolytes ne ressemblaient nullement à des
invalides : ils n'avaient ni blessure, ni contusion,
ni avarie d'aucune sorte ; leurs jarrets étaient
d'acier, et il ne fallait pas espérer que leurs
pieds se trouveraient gênés dans leur chaussure, car
ils portaient des mocassins très-amples qui
laissaient voir le talon. En les passant en revue,
je signalai, non sans regret, deux pistolets aussi
longs que des fusils d'enfant. Cependant je ne perdis
pas courage. à force de fréquenter la mauvaise
compagnie, le sifflement des balles m'était devenu
familier. Je sanglai ma boîte sur mes épaules et je
partis.
-bien du plaisir ! Me cria le roi.
-adieu, sire !
-non pas, s'il vous plaît ; au revoir ! "
j'entraînai mes compagnons dans la direction
d'*Athènes : c'était autant de pris sur l'ennemi. Ils
ne firent aucune résistance, et me permirent d'aller
où je voulais. Ces brigands, beaucoup mieux
élevés que les quatre gendarmes de *Périclès,
laissaient à mes mouvements toute la latitude
désirable. Je ne sentais point à chaque pas leurs
coudes s'enfoncer dans mes flancs. Ils
herborisaient, de leur côté, pour le repas du soir.
Quant à moi, je paraissais très-âpre à la besogne :
j'arrachais à droite et à gauche des touffes de
gazon qui n'en pouvaient mais ; je feignais de
choisir un brin d'herbe dans la masse, et je le
déposais précieusement au fond

page 204

de ma boîte, en prenant garde de ne point me
surcharger : c'était bien assez du fardeau que je
portais. J'avais remarqué dans une course de
chevaux qu'un admirable jockey s'était laissé battre
parce qu'il portait une surcharge de cinq
kilogrammes. Mon attention semblait attachée à la
terre, mais vous pouvez croire qu'il n'en était
rien. En semblable circonstance, on n'est plus
botaniste, on est prisonnier. *Pellisson ne se
serait pas amusé aux araignées s'il avait eu
seulement un clou pour scier ses barreaux. J'ai
peut-être rencontré ce jour-là des plantes inédites
qui auraient fait la fortune d'un naturaliste ;
mais je m'en souciais comme d'une giroflée jaune.
Je suis sûr d'avoir passé auprès d'un admirable
pied de boryana variabilis : il pesait une
demi-livre avec les racines. Je ne lui fis pas
l'honneur d'un regard ; je ne voyais que deux
choses : *Athènes à l'horizon, et les brigands à mes
côtés. J'épiais les yeux de mes coquins, dans
l'espoir qu'une bonne distraction me délivrerait
de leur surveillance ; mais, qu'ils fussent sous ma
main ou à dix pas de ma personne, qu'ils fussent
occupés à cueillir leur salade ou à regarder voler
les vautours, ils avaient toujours au moins un oeil
braqué sur mes mouvements.
L'idée me vint de leur créer une occupation
sérieuse. Nous étions dans un sentier assez droit,
qui s'en allait évidemment vers *Athènes. J'avisai
à ma

page 205

gauche une belle touffe de genêts que les soins de
la providence avaient fait croître au sommet d'un
rocher. Je feignis d'en avoir envie comme d'un
trésor. J'escaladai à cinq ou six reprises le talus
escarpé qui la protégeait. Je fis tant qu'un de mes
gardiens eut pitié de mon embarras, et offrit de me
faire la courte échelle. Ce n'était pas précisément
mon compte. Il fallut bien accepter ses services ;
mais, en me hissant sur ses épaules, je le meurtris
si outrageusement d'un coup de mes souliers ferrés,
qu'il hurla de douleur et me laissa tomber à terre.
Son camarade, qui s'intéressait au succès de
l'entreprise, lui dit : " attends ! Je vais monter
à la place du milord, moi qui n'ai pas de clous à
mes souliers. " aussitôt dit que fait ; il s'élance,
saisit la plante par la tige, la secoue, l'ébranle,
l'arrache et pousse un cri. Je courais déjà, sans
regarder en arrière. Leur stupéfaction me donna dix
bonnes secondes d'avance. Mais ils ne perdirent pas
de temps à s'accuser l'un l'autre, car bientôt
j'entendis leurs pas qui me suivaient de loin.
Je redoublai de vitesse : le chemin était beau,
égal, uni, fait pour moi. Nous descendions une
pente rapide. J'allais éperdument, les bras collés
au corps, sans sentir les pierres qui roulaient
sur mes talons, et sans regarder où je posais mes
pieds. L'espace fuyait sous moi ; rochers et
buissons semblaient courir en sens inverse aux
deux côtés de la route ;

page 206

j'étais léger, j'étais rapide, mon corps ne pesait
rien : j'avais des ailes. Mais ce bruit de quatre
pieds fatiguait mes oreilles. Tout à coup ils
s'arrêtent, je n'entends plus rien. Seraient-ils
las de me poursuivre ? Un petit nuage de poussière
s'élève à dix pas devant moi. Un peu plus loin, une
tache blanche s'applique brusquement sur un rocher
gris. Deux détonations retentissent en même temps.
Les brigands venaient de décharger leurs pistolets,
j'avais essuyé le feu de l'ennemi et je courais
toujours. La poursuite recommence ; j'entends deux
voix haletantes qui me crient : " arrête ! Arrête ! "
je n'arrête pas. Je perds le chemin, et je cours
toujours, sans savoir où je vais. Un fossé se
présente, large comme une rivière ; mais j'étais
trop bien lancé pour mesurer les distances. Je
saute : je suis sauvé. Mes bretelles cassent, je
suis perdu !
Vous riez ! Je voudrais bien vous voir courir sans
bretelles, en tenant des deux mains la ceinture de
votre pantalon ! Cinq minutes après, monsieur, les
brigands m'avaient rattrapé. Ils s'étaient cotisés
pour me mettre des menottes aux poignets, des entraves
aux jambes, et ils me poussaient à grands coups de
gaules vers le camp d'*Hadgi-*Stavros.
Le roi me reçut comme un banqueroutier qui lui
aurait emporté quinze mille francs. " monsieur, me
dit-il, j'avais une autre idée de vous. Je pensais
me connaître en hommes : votre physionomie m'a

page 207

bien trompé. Je n'aurais jamais cru que vous
fussiez capable de nous faire tort, surtout après la
conduite que j'avais tenue envers vous. Ne vous
étonnez pas si je prends désormais des mesures
sévères : c'est vous qui m'y forcez. Vous serez
interné dans votre chambre jusqu'à nouvel ordre. Un
de mes officiers vous tiendra compagnie sous votre
tente. Ceci n'est encore qu'une précaution. En cas
de récidive, c'est à un châtiment qu'il faudrait vous
attendre. *Vasile, c'est toi que je commets à la
garde de monsieur. "
*Vasile me salua avec sa politesse ordinaire.
" ah ! Misérable ! Pensai-je en moi-même, c'est
toi qui jettes les petits enfants dans le feu ! C'est
toi qui a pris la taille de *Mary-*Ann ; c'est toi
qui as voulu me poignarder le jour de l'ascension.
Eh bien ! J'aime mieux avoir affaire à toi qu'à
un autre. "
je ne vous raconterai pas les trois jours que je
passai dans ma chambre en compagnie de *Vasile.
Le drôle m'a procuré là une dose d'ennui que je
ne veux partager avec personne. Il ne me voulait
aucun mal ; il avait même une certaine sympathie
pour moi. Je crois que s'il m'eût fait prisonnier
pour son propre compte, il m'aurait relâché sans
rançon. Ma figure lui avait plu dès le premier
coup d'oeil. Je lui rappelais un frère cadet qu'il
avait perdu en cour d'assises. Mais ses
démonstrations d'amitié m'importunaient cent fois
plus que les plus mauvais

page 208

traitements. Il n'attendait pas le lever du soleil
pour me donner le bonjour ; à la tombée de la nuit
il ne manquait jamais de me souhaiter des
prospérités dont la liste était longue. Il me
secouait, au plus profond de mon repos, pour
s'informer si j'étais bien couvert. à table, il me
servait comme un bon domestique ; au dessert, il me
contait des histoires ou me priait de lui en
apprendre. Et toujours la griffe en avant pour me
serrer la main ! J'opposais à son bon vouloir
une résistance acharnée. Outre qu'il me semblait
inutile de coucher un rôtisseur d'enfants sur la
liste de mes amis, je n'étais nullement curieux
de presser la main d'un homme dont j'avais décidé
la mort. Ma conscience me permettait bien de le
tuer : n'étais-je pas dans le cas de légitime
défense ? Mais je me serais fait scrupule de le
tuer par trahison, et je devais au moins le
mettre sur ses gardes par mon attitude hostile et
menaçante. Tout en repoussant ses avances, en
dédaignant ses politesses, en rebutant ses
attentions, je guettais soigneusement l'occasion de
m'échapper ; mais son amitié, plus vigilante que la
haine, ne me perdait pas de vue un seul instant.
Lorsque je me penchais sur la cascade pour graver
dans ma mémoire les accidents du terrain, *Vasile
m'arrachait à ma contemplation avec une
sollicitude maternelle : " prends garde ! Disait-il
en me tirant par les pieds ; si tu tombais, par
malheur,

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je me le reprocherais toute ma vie. " lorsque, la
nuit, j'essayais de me lever à la dérobée, il sautait
hors de son lit en demandant si j'avais besoin de
quelque chose. Jamais on n'avait vu un coquin
plus éveillé. Il tournait autour de moi comme un
écureuil en cage.
Ce qui me désespérait par-dessus tout, c'était sa
confiance en moi. Je témoignai un jour le désir
d'examiner ses armes. Il me mit son poignard dans
la main. C'était un poignard russe, en acier
damasquiné, de la fabrique de *Toula. Je tirai la
lame du fourreau, j'essayai la pointe sur mon doigt,
je la dirigeai sur sa poitrine en choisissant la
place, entre la quatrième et la cinquième côte. Il
me dit en souriant : " n'appuie pas, tu me tuerais. "
certes, monsieur, en appuyant un peu, je lui
aurais fait justice, mais quelque chose me retint le
bras. Il est regrettable que les honnêtes gens
aient tant de peine à tuer les assassins, qui en ont
si peu à tuer les honnêtes gens. Je remis le
poignard au fourreau. *Vasile me tendit son
pistolet, mais je refusai de le prendre, et je lui
dis que ma curiosité était satisfaite. Il arma
le chien, me fit voir l'amorce, appuya le canon
sur sa tête, et me dit :
" voilà ! Tu n'aurais plus de gardien. "
plus de gardien ! Eh ! Parbleu ! C'est ce que je
voulais. Mais l'occasion était trop belle, et le
traître me paralysait. Si je l'avais tué dans un
pareil moment,

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je n'aurais pas pu soutenir son dernier
regard. Mieux valait faire mon coup pendant la
nuit. Par malheur, au lieu de cacher ses armes, il
les déposait ostensiblement entre son lit et le
mien.
Je finis par trouver un moyen de fuir sans
l'éveiller et sans l'égorger. Cette idée me vint le
dimanche 11 mai, à six heures. J'avais remarqué, le
jour de l'ascension, que *Vasile aimait à boire et
qu'il portait mal le vin. Je l'invitai à dîner avec
moi. Ce témoignage d'amitié lui monta la tête : le
vin d'*égine fit le reste. *Hadgi-*Stavros, qui ne
m'avait pas honoré d'une visite depuis que je n'avais
plus son estime, se conduisait encore en hôte
généreux. Ma table était mieux servie que la sienne.
J'aurais pu boire une outre de vin et un tonneau de
rhaki. *Vasile, admis à prendre sa part de ces
magnificences, commença le repas avec une humilité
touchante. Il se tenait à trois pieds de la table,
comme un paysan invité chez son seigneur. Peu à peu,
le vin rapprocha les distances. à huit heures du
soir, mon gardien m'expliquait son caractère. à neuf
heures, il me racontait, en balbutiant, les
aventures de sa jeunesse, et une série d'exploits
qui auraient fait dresser les cheveux d'un juge
d'instruction. à dix heures, il tomba dans la
philanthropie : ce coeur d'acier trempé fondait dans
le rhaki, comme la perle de *Cléopâtre dans le
vinaigre. Il me jura qu'il s'était fait brigand par
amour de

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l'humanité ; qu'il voulait faire sa fortune en dix
ans, fonder un hôpital avec ses économies, et se
retirer ensuite dans un couvent du mont *Athos.
Il promit de ne pas m'oublier dans ses prières. Je
profitai de ces bonnes dispositions pour lui ingérer
une énorme tasse de rhaki. J'aurais pu lui offrir de
la poix enflammée : il était trop on ami pour rien
refuser de moi. Bientôt il perdit la voix ; sa tête
pencha de droite à gauche et de gauche à droite
avec la régularité d'un balancier ; il me tendit la
main, rencontra un restant de rôti, le serra
cordialement, se laissa tomber à la renverse, et
s'endormit du sommeil des sphinx d'*égypte, que le
canon français n'a pas éveillés.
Je n'avais pas un instant à perdre : les minutes
étaient d'or. Je pris son pistolet, que je lançai
dans le ravin. Je saisis son poignard, et j'allais
l'expédier dans la même direction, lorsque je
réfléchis qu'il pouvait me servir à tailler des
mottes de gazon. Ma grosse montre marquait onze
heures. J'éteignis les deux foyers de bois résineux
qui éclairaient notre table : la lumière pouvait
attirer l'attention du roi. Il faisait beau. Pas plus
de lune que sur la main, mais des étoiles en
profusion : c'était bien la nuit qu'il me fallait.
Le gazon, découpé par longues bandes, s'enlevait
comme une pièce de drap. Mes matériaux furent prêts
au bout d'une heure. Comme je les portais à la
source, je

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donnai du pied contre *Vasile. Il se souleva
pesamment et me demanda, par habitude, si j'avais
besoin de quelque chose. Je laissai choir mon
fardeau, je m'assis auprès de l'ivrogne, et je le
priai de boire encore un coup à ma santé. " oui,
dit-il ; j'ai soif. " je lui remplis pour la dernière
fois la coupe de cuivre. Il en but moitié, répandit
le reste sur son menton et sur son cou, essaya de se
lever, retomba sur la face, étendit les bras en avant
et ne bougea plus. Je courus à ma digue, et, tout
novice que j'étais, le ruisseau fut solidement barré
en quarante-cinq minutes : il était une heure moins
un quart. Au bruit de la cascade succéda un silence
profond. La peur me prit. Je réfléchis que le roi
devait avoir le sommeil léger, comme tous les
vieillards, et que ce silence inusité l'éveillerait
probablement. Dans le tumulte d'idées qui me
remplissait l'esprit, je me souvins d'une scène du
barbier de *Séville, où *Bartholo s'éveille dès
qu'il cesse d'entendre le piano. Je me glissai le
long des arbres jusqu'à l'escalier, et je parcourus
des yeux le cabinet d'*Hadgi-*Stavros. Le roi
reposait paisiblement aux côtés de son chiboudgi.
Je me glissai jusqu'à vingt pas de son sapin, je
tendis l'oreille : tout dormait. Je revins à ma
digue à travers une flaque d'eau glacée qui montait
déjà jusqu'à mes chevilles. Je me penchai sur
l'abîme.
Le flanc de la montagne miroitait imperceptiblement.

page 213

On apercevait d'espace en espace quelques
cavités où l'eau avait séjourné. J'en pris bonne
note : c'était autant de places où je pouvais mettre
le pied. Je retournai à ma tente, je pris ma boîte
qui était suspendue au-dessus de mon lit, et je
l'attachai sur mes épaules. En passant par l'endroit
où nous avions dîné, je ramassai le quart d'un pain
et un morceau de viande que l'eau n'avait pas
encore mouillés. Je serrai ces provisions dans ma
boîte pour mon déjeuner du lendemain. La digue
tenait bon, la brise devait avoir séché ma route ; il
était tout près de deux heures. J'aurais voulu, en
cas de mauvaise rencontre, emporter le poignard
de *Vasile. Mais il était sous l'eau, et je ne perdis
pas mon temps à le chercher. J'ôtai mes souliers,
je les liai ensemble par les cordons et je les pendis
aux courroies de ma boîte. Enfin, après avoir
songé à tout, jeté un dernier coup d'oeil à mes
travaux de terrassement, évoqué les souvenirs de la
maison paternelle et envoyé un baiser dans la
direction d'*Athènes et de *Mary-*Ann, j'allongeai
une jambe par-dessus le parapet, je pris à deux
mains un arbuste qui pendait sur l'abîme, et je me
mis en voyage à la garde de *Dieu.
C'était une rude besogne, plus rude que je ne
l'avais supposé de là-haut. La roche mal essuyée
me procurait une sensation de froid humide,
comme le contact d'un serpent. J'avais mal jugé

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des distances, et les points d'appui étaient
beaucoup plus rares que je n'espérais. Deux fois je
fis fausse route en inclinant sur la gauche. Il
fallut revenir, à travers des difficultés incroyables.
L'espérance m'abandonna souvent, mais non la
volonté. Le pied me manqua : je pris une ombre
pour une saillie, et je tombai de quinze ou vingt
pieds de haut, collant mes mains et tout mon corps
au flanc de la montagne, sans trouver où me
retenir. Une racine de figuier me rattrapa par la
manche de mon paletot : vous en voyez ici les
marques. Un peu plus loin, un oiseau, blotti dans un
trou, s'échappa si brusquement entre mes jambes, que
la peur me fit presque tomber à la renverse. Je
marchais des pieds et des mains, surtout des mains.
J'avais les bras rompus, et j'entendais trembler
tous les tendons comme les cordes d'une harpe.
Mes ongles étaient si cruellement endoloris que je
ne les sentais plus. Peut-être aurais-je eu plus de
force si j'avais pu mesurer le chemin qui me restait
à faire ; mais quand j'essayais de retourner la tête
en arrière, le vertige me prenait et je me sentais
aller à l'abandon. Pour soutenir mon courage, je
m'exhortais moi-même ; je me parlais tout haut
entre mes dents serrées. Je me disais : " encore un
pas pour mon père ! Encore un pas pour *Mary-*Ann !
Encore un pas pour la confusion des brigands et la
rage d'*Hadgi-*Stavros ! "

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enfin mes pieds posèrent sur une plate-forme
plus large. Il me sembla que le sol avait changé de
couleur. Je pliai les jarrets, je m'assis, je
retournai timidement la tête. Je n'étais plus qu'à
dix pieds du ruisseau : j'avais gagné les rochers
rouges. Une surface plane, percée de petits trous où
l'eau séjournait encore, me permit de prendre
haleine et de me reposer un peu. Je tirai ma montre :
il n'était que deux heures et demie. J'aurais cru,
quant à moi, que mon voyage avait duré trois nuits.
Je me tâtai bras et jambes, pour voir si j'étais au
complet ; dans ces sortes d'expéditions, on sait ce
qui part, on ne sait pas ce qui arrive. J'avais eu
du bonheur, j'en étais quitte pour quelques
contusions et deux ou trois écorchures. Le plus
malade était mon paletot. Je levai les yeux en l'air,
non pas encore pour remercier le ciel, mais pour
m'assurer que rien ne bougeait dans mon ancien
domicile. Je n'entendis que quelques gouttes d'eau
qui filtraient à travers ma digue. Tout allait bien ;
mes derrières étaient assurés ; je savais où trouver
*Athènes : adieu donc au roi des montagnes !
J'allais sauter au fond du ravin, quand une forme
blanchâtre se dressa devant moi, et j'entendis le
plus furieux aboiement qui ait jamais éveillé les
échos à pareille heure. Hélas ! Monsieur, j'avais
compté sans les chiens de mon hôte. Ces ennemis
de l'homme rôdaient à toute heure autour du camp,

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et l'un d'eux m'avait flairé. Ce que j'éprouvai de
fureur et de haine à sa rencontre est impossible à
dire ; on ne déteste pas à ce point un être
déraisonnable. J'aurais mieux aimé me trouver face à
face avec un loup, avec un tigre ou un ours blanc,
nobles bêtes, qui m'auraient mangé sans rien dire,
mais qui ne m'auraient pas dénoncé. Les animaux
féroces vont à la chasse pour eux-mêmes ; mais
que penser de cet horrible chien qui m'allait
dévorer bruyamment pour faire sa cour au vieil
*Hadgi-*Stavros ? Je le criblai d'injures ; je fis
pleuvoir sur lui les noms les plus odieux ; mais
j'avais beau faire, il parlait plus haut que moi. Je
changeai de note, j'essayai l'effet des bonnes
paroles, je l'interpellai doucement en grec, dans la
langue de ses pères ; il ne savait qu'une réponse
à tous mes propos, et sa réponse ébranlait la
montagne. Je fis silence, c'était une idée ; il se
tut. Je me couchai parmi les flaques d'eau ; il
s'étendit au pied du rocher en grognant entre ses
dents. Je feignis de dormir ; il dormit. Je me
laissai glisser insensiblement vers le ruisseau ;
il se leva d'un bond, et je n'eus que le temps de
remonter sur mon piédestal. Mon chapeau resta entre
les mains ou plutôt entre les dents de l'ennemi.
L'instant d'après, ce n'était plus rien qu'une pâte,
une marmelade, une bouillie de chapeau ! Pauvre
chapeau ! Je le plaignais ; je me mettais à sa
place. Si j'avais pu sortir

page 217

d'affaire moyennant quelques morsures, je n'y
aurais pas regardé de trop près, j'aurais fait la
part du chien. Mais ces monstres-là ne se contentent
pas de mordre les gens, ils les mangent !
Je m'avisai que sans doute il avait faim ; que, si
je trouvais de quoi le rassasier, il me mordrait
probablement encore, mais il ne me mangerait plus.
J'avais des provisions, j'en fis le sacrifice ; mon
seul regret était de n'en avoir pas cent fois plus.
Je lui lançai la moitié de mon pain ; il
l'engloutit comme un gouffre : figurez-vous un
caillou qui tombe dans un puits. Je regardais
piteusement le peu qui me restait à lui offrir,
quand je reconnus au fond de la boîte un paquet
blanc qui me donna des idées. C'était une petite
provision d'arsenic, destinée à mes préparations
zoologiques. Je m'en servais pour empailler des
oiseaux, mais aucune loi ne me défendait d'en glisser
quelques grammes dans l'enveloppe d'un chien. Mon
interlocuteur, mis en appétit, ne demandait qu'à
poursuivre son repas : " attends, lui dis-je, je vais
te servir un plat de ma façon ! ... " le paquet
contenait environ trente-cinq grammes d'une jolie
poudre blanche et brillante. J'en versai cinq ou six
dans un petit réservoir d'eau claire, et je remis
le reste dans ma poche. Je délayai soigneusement
la part de l'animal ; j'attendis que l'acide
arsenieux fût bien dissous ; je plongeai dans la
solution un morceau de pain

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qui but tout, comme une éponge. Le chien s'élança
de bon appétit et avala sa mort en une bouchée.
Mais pourquoi ne m'étais-je pas muni d'un peu
de strychnine, ou de quelque autre bon poison plus
foudroyant que l'arsenic ? Il était plus de trois
heures, et les effets de mon invention se firent
cruellement attendre. Vers la demie, le chien se mit
à hurler de toutes ses forces. Je n'y gagnais pas
beaucoup : aboiements ou hurlements, cris de fureur,
ou cris d'angoisse allaient toujours au même but,
c'est-à-dire aux oreilles d'*Hadgi-*Stavros. Bientôt
l'animal se tordit dans des convulsions horribles ;
il écuma ; il fut pris de nausées, il fit des efforts
violents pour chasser le poison qui le dévorait.
C'était un spectacle bien doux pour moi, et je
goûtais savoureusement le plaisir des dieux ; mais
la mort de l'ennemi pouvait seule me sauver, et
la mort se faisait tirer l'oreille. J'espérais que,
vaincu par la douleur, il finirait par me livrer
passage ; mais il s'acharnait contre moi, il me
montrait sa gueule baveuse et sanguinolente, comme
pour me reprocher mes présents et me dire qu'il
ne mourrait pas sans vengeance. Je lui lançai mon
mouchoir de poche : il le déchira aussi
vigoureusement que mon chapeau. Le ciel commençait
à s'éclaircir, et je pressentais bien que j'avais
commis un meurtre inutile. Une heure encore, et les
brigands seraient sur mes bras. Je levais la tête
vers

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cette chambre maudite que j'avais quittée sans
esprit de retour, et où la puissance d'un chien
allait me faire rentrer. Une cataracte formidable
me renversa la face contre terre.
Des mottes de gazon, des cailloux, des fragments
de rocher roulèrent autour de moi avec un torrent
d'eau glaciale. La digue était rompue, et le lac tout
entier se vidait sur ma tête. Un tremblement me
saisit : chaque flot en passant emportait quelques
degrés de ma chaleur animale, et mon sang
devenait aussi froid que le sang d'un poisson. Je
jette les yeux sur le chien : il était toujours au
pied de mon rocher, luttant contre la mort, contre le
courant, contre tout, la gueule ouverte et les yeux
braqués sur moi. Il fallait en finir. Je détachai ma
boîte, je la pris par les deux sangles, et je frappai
cette hideuse tête avec tant de fureur que l'ennemi
me laissa le champ de bataille. Le torrent le prit
en flanc, le roula deux ou trois fois sur lui-même,
et le porta je ne sais où.
Je saute dans l'eau : j'en avais jusqu'à mi-corps ;
je me cramponne aux rochers de la rive ; je sors
du courant, j'aborde sur la rive, je me secoue et
je crie : hourrah pour *Mary-*Ann !
Quatre brigand sortent de terre et me prennent
au collet en disant : " te voilà donc, assassin !
Venez tous ! Nous le tenons ! Le roi sera content !
*Vasile sera vengé ! "

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il paraît que, sans le savoir, j'avais noyé mon
ami *Vasile.
En ce temps-là, monsieur, je n'avais pas encore
tué d'hommes : *Vasile était mon premier. J'en ai
abattu bien d'autres depuis, à mon corps
défendant, et uniquement pour sauver ma vie ; mais
*Vasile est le seul qui m'ait laissé des remords,
quoique sa fin soit le résultat d'une imprudence
fort innocente. Vous savez ce que c'est qu'un
premier pas ! Aucun assassin découvert par la
police et reconduit de brigade en brigade
jusqu'au théâtre de son crime, ne baissa la tête plus
humblement que moi. Je n'osais lever les yeux sur
les braves gens qui m'avaient arrêté ; je ne me
sentais par la force de soutenir leurs regards
réprobateurs ; je pressentais, en tremblant, une
épreuve redoutable : j'étais sûr de comparaître
devant mon juge et d'être mis en présence de ma
victime. Comment affronter les sourcils du roi des
montagnes, après ce que j'avais fait ? Comment
revoir, sans mourir de honte, le corps inanimé du
malheureux *Vasile ? Plus d'une fois mes genoux
se dérobèrent sous moi, et je serais resté en
route, sans les coups de pied qui me suivaient par
derrière.
Je traversai le camp désert, le cabinet du roi,
occupé par quelques blessés, et je descendis, ou
plutôt je tombai jusqu'au bas de l'escalier de ma

page 221

chambre. Les eaux s'étaient retirées en laissant des
taches de fange à tous les murs et à tous les arbres.
Une dernière flaque restait encore à la place où
j'avais enlevé le gazon. Les brigands, le roi et le
moine se tenaient debout, en cercle, autour d'un
objet gris et limoneux, dont la vue fit dresser les
cheveux sur ma tête : c'était *Vasile. Le ciel vous
préserve, monsieur, de voir jamais un cadavre
de votre façon ! L'eau et la boue, en s'écoulant,
avaient déposé un enduit hideux autour de lui.
Avez-vous jamais vu une grosse mouche prise
depuis trois ou quatre jours dans une toile
d'araignée ? L'artisan des filets, ne pouvant se
défaire d'un pareil hôte, l'enveloppe d'un peloton
de fils grisâtres, et le change en une masse informe
et méconnaissable ; tel était *Vasile quelques heures
après avoir soupé avec moi. Je le retrouvai à dix
pas de l'endroit où je lui avais dit adieu. Je ne
sais si les brigands l'avaient changé de place, ou
s'il s'était transporté là lui-même dans les
convulsions de l'agonie ; cependant j'incline à
croire que la mort lui avait été douce. Plein de vin
comme je l'ai laissé, il a dû succomber sans débat
à quelque bonne congestion cérébrale.
Un grondement de mauvais augure salua mon
arrivée. *Hadgi-*Stavros, pâle et le front crispé,
marcha droit à moi, me saisit par le poignet
gauche, et me tira si violemment, qu'il faillit me

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désarticuler le bras. Il me jeta au milieu du cercle
avec une telle vivacité, que je pensai mettre le
pied sur le corps de ma victime : je me rejetai
vivement en arrière,
" regardez ! Me cria-t-il d'une voix tonnante ;
regardez ce que vous avez fait ! Jouissez de votre
ouvrage ! Rassasiez vos yeux de votre crime.
Malheureux ! Mais où donc vous arrêterez-vous ? Qui
m'aurait dit, le jour où je vous ai reçu ici, que
j'ouvrais ma porte à un assassin ? "
je balbutiai quelques excuses ; j'essayai de
démontrer au juge que je n'étais coupable que par
imprudence. Je m'accusai sincèrement d'avoir
enivré mon gardien pour échapper à sa surveillance,
et fuir sans obstacle de ma prison ; mais je me
défendis du crime d'assassinat. était-ce ma faute,
à moi, si la crue des eaux l'avait noyé une heure
après mon départ ? La preuve que je ne lui voulais
aucun mal, c'est que je ne l'avais pas frappé d'un
seul coup de poignard lorsqu'il était ivre mort,
et que j'avais ses armes entre les mains. On
pouvait laver son corps et s'assurer qu'il était sans
blessure.
" au moins, reprit le roi, avouez que votre
imprudence est bien égoïste et bien coupable !
Quand votre vie n'était pas menacée, quand on ne
vous retenait ici que pour une somme d'argent,
vous vous êtes enfui par avarice ; vous n'avez songé

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qu'à faire l'économie de quelques écus, et vous ne
vous êtes pas occupé de ce pauvre misérable que
vous laissiez mourir derrière vous ! Vous ne vous
êtes pas soucié de moi, que vous alliez priver d'un
auxiliaire indispensable ! Et quel moment avez-vous
choisi pour nous trahir ? Le jour où tous les
malheurs nous assaillent à la fois ; où je viens
soldats ; où *Sophoclis est blessé, où le *Corfiote
est mourant, où le jeune *Spiro, sur qui je
comptais, a perdu la vie, où tous mes hommes sont las
et découragés ! C'est alors que vous avez eu le coeur
de m'enlever mon *Vasile ! Vous n'avez donc pas de
sentiments humains ? Ne valait-il pas cent fois
mieux payer honnêtement votre rançon, comme il
convient à un bon prisonnier, que de laisser dire
que vous avez sacrifié la vie d'un homme pour
quinze mille francs ?
-eh ! Morbleu ! M'écriai-je à mon tour, vous
en avez tué bien d'autres, et pour moins. "
il répliqua avec dignité : " c'est mon état,
monsieur : ce n'est pas le vôtre. Je suis brigand, et
vous êtes docteur. Je suis grec, et vous êtes
allemand. "
à cela, je n'avais rien à répondre. Je sentais
bien, au tremblement de toutes les fibres de mon
coeur, que je n'étais ni né ni élevé pour la
profession de tueur d'hommes. Le roi, fort de mon

page 224

silence, haussa la voix d'un ton, et poursuivit
ainsi :
" savez-vous, malheureux jeune homme, quel
était l'être excellent dont vous avez causé la mort ?
Il descendait de ces héroïques brigands de *Souli,
qui ont soutenu de si rudes guerres pour la
religion et la patrie contre *Ali *De *Tébélen, pacha
de *Janina. Depuis quatre générations, tous ses
ancêtres ont été pendus ou décapités ; pas un n'est
mort dans son lit. Il n'y a pas encore six ans que
son propre frère a péri en *épire des suites d'une
condamnation à mort : il avait assassiné un
musulman. La dévotion et le courage sont
héréditaires dans cette famille. Jamais *Vasile n'a
manqué à ses devoirs religieux. Il donnait aux
églises, il donnait aux pauvres. Le jour de pâques,
il allumait un cierge plus gros que tous les autres.
Il se serait fait tuer plutôt que de violer la loi
du jeûne, ou de manger gras un jour d'abstinence. Il
économisait pour se retirer dans un couvent du mont
*Athos. Le saviez-vous ? "
je confessai humblement que je le savais.
" saviez-vous qu'il était le plus résolu de tous
mes compagnons ? Je ne veux rien ôter au mérite
personnel de ceux qui m'écoutent, mais *Vasile
était d'un dévouement aveugle, d'une obéissance
intrépide, d'un zèle à l'épreuve de toutes les
circonstances. Aucune besogne n'était trop rude au

page 225

gré de son courage ; aucune exécution ne
répugnait à sa fidélité. Il aurait égorgé tout le
royaume si je lui avais commandé de le faire. Il
aurait arraché un oeil à son meilleur ami sur un
signe de mon petit doigt. Et vous me l'avez tué !
Pauvre *Vasile ! Quand j'aurai un village à brûler,
un avare à mettre sur le gril, une femme à couper
en morceaux, un enfant à écorcher vif, qui est-ce
qui te remplacera ? "
tous les brigands, électrisés par cette oraison
funèbre, s'écrièrent unanimement : " nous ! Nous ! "
les uns tendaient les bras vers le roi, les autres
dégainaient leurs poignards ; les plus zélés me
couchèrent en joue avec leurs pistolets.
*Hadgi-*Stavros mit un frein à leur enthousiasme :
il me fit un rempart de son corps, et poursuivit son
discours en ces termes :
" console-toi, *Vasile, tu ne resteras pas sans
vengeance. Si je n'écoutais que ma douleur,
j'offrirais à tes mânes la tête du meurtrier ; mais
elle vaut quinze mille francs, et cette pensée me
retient. Toi-même, si tu pouvais prendre la parole,
comme autrefois dans nos conseils, tu me prierais
d'épargner ses jours ; tu refuserais une vengeance si
coûteuse. Ce n'est pas dans les circonstances où ta
mort nous a laissés qu'il convient de faire des
folies et de jeter l'argent par les fenêtres. "
il s'arrêta un moment ; je respirai.
" mais, reprit le roi, je saurai concilier l'intérêt

page 226

et la justice. Je châtierai le coupable sans risquer
le capital. Sa punition sera le plus bel ornement
de tes funérailles ; et, du haut de la demeure des
pallicares, où ton âme s'est envolée, tu
contempleras avec joie un supplice expiatoire qui
ne nous coûtera pas un sou. "
cette péroraison enleva l'auditoire. Tout le monde
en fut charmé, excepté moi. Je me creusais la
cervelle pour deviner ce que le roi me réservait, et
j'étais si peu rassuré, que mes dents claquaient à
se rompre. Certes, il fallait m'estimer heureux
d'avoir la vie sauve, et la conservation de ma tête
ne me semblait pas un médiocre avantage ; mais
je connaissais l'imagination inventive des
hellènes de grand chemin. *Hadgi-*Stavros, sans
me donner la mort, pouvait m'infliger tel
châtiment qui me ferait détester la vie. Le vieux
scélérat refusa de m'apprendre à quel supplice
il me destinait. Il eut si peu de pitié de mes
angoisses, qu'il me força d'assister aux funérailles
de son lieutenant.
Le corps fut dépouillé de ses habits, transporté
auprès de la source et lavé à grande eau. Les traits
de *Vasile étaient à peine altérés ; sa bouche
entr'ouverte avait encore le sourire pénible de
l'ivrogne ; ses yeux ouverts conservaient un regard
stupide. Les membres n'avaient rien perdu de leur
souplesse ; la rigidité cadavérique se fait longtemps
attendre chez les individus qui meurent par
accident.

page 227

Le cafedgi du roi et son porte-chibouk
procédèrent à la toilette du mort. *Hadgi-*Stavros en
fit les frais, en sa qualité d'héritier. *Vasile
n'avait plus de famille, et tous ses biens revenaient
au roi. On revêtit le corps d'une chemise fine, d'une
jupe en belle percale et d'une veste brodée d'argent.
On enferma ses cheveux humides dans un bonnet presque
neuf. On serra dans des guêtres de soie rouge ses
jambes, qui ne devaient plus courir. On le chaussa
de babouches en cuir de *Russie. De sa vie, le
pauvre *Vasile n'avait été si propre ni si beau. On
passa du carmin sur ses lèvres : on lui mit du
blanc et du rouge comme à un jeune premier
qui va entrer en scène. Durant toute l'opération,
l'orchestre des brigands exécutait un air lugubre
que vous avez dû entendre plus d'une fois dans les
rues d'*Athènes. Je me félicite de n'être pas mort
en *Grèce, car c'est une musique abominable, et
je ne me consolerais jamais d'avoir été enterré sur
cet air-là.
Quatre brigands se mirent à creuser une fosse au
milieu de la chambre, sur l'emplacement de la
tente de *Mme *Simons, à l'endroit où *Mary-*Ann
avait dormi. Deux autres coururent au magasin chercher
des cierges, qu'ils distribuèrent à l'assistance.
J'en reçus un comme tout le monde. Le moine entonna
l'office des morts. *Hadgi-*Stavros psalmodiait les
répons d'une voix ferme, qui me remuait jusqu'au

page 228

fond de l'âme. Il faisait un peu de vent, et la cire
de mon cierge tombait sur ma main en pluie
brûlante ; mais c'était, hélas ! Bien peu de chose
au prix de ce qui m'attendait. Je me serais abonné
volontiers à cette douleur-là, si la cérémonie
avait pu ne jamais finir.
Elle finit cependant. Quand la dernière oraison
fut dite, le roi s'approcha solennellement de la
civière où le corps était déposé, et il le baisa sur
la bouche. Les brigands, un à un, suivirent son
exemple. Je frémissais à l'idée que mon tour allait
venir. Je me cachai derrière ceux qui avaient déjà
joué leur rôle, mais le roi m'aperçut et me dit :
" c'est à vous. Marchez donc ! Vous lui devez bien
cela. "
était-ce enfin l'expiation dont il m'avait menacé ?
Un homme juste se serait contenté à moins. Je vous
jure, monsieur, que ce n'est pas un jeu d'enfant
de baiser les lèvres d'un cadavre, surtout lorsqu'on
se reproche de l'avoir tué. Je m'avançai vers la
civière, je contemplai face à face cette figure dont
les yeux ouverts semblaient rire de mon embarras ;
je penchai la tête, j'effleurai les lèvres. Un
brigand facétieux m'appuya la main sur la nuque. Ma
bouche s'aplatit sur la bouche froide ; je sentis
le contact de ses dents de glace, et je me relevai
saisi d'horreur, emportant je ne sais quelle saveur
de mort qui me serre encore la gorge au moment où

page 229

je vous parle. Les femmes sont bien heureuses ;
elles ont la ressource de s'évanouir.
Alors on descendit le cadavre dans la terre. On
lui jeta une poignée de fleurs, un pain, une pomme
et quelques gouttes de vin d'*égine. C'était a chose
dont il avait le moins besoin. La fosse se ferma
bien vite, plus vite que je n'aurais voulu. Un
brigand fit observer qu'il faudrait deux bâtons pour
faire une croix. *Hadgi-*Stavros lui répondit : " sois
tranquille ; on mettra les bâtons du milord. " je
vous laisse à penser si mon coeur faisait un vacarme
dans ma poitrine. Quels bâtons ? Qu'y avait-il de
commun entre les bâtons et moi ?
Le roi fit un signe à son chiboudgi, qui courut
aux bureaux et revint avec deux longues gaules de
laurier d'*Apollon. *Hadgi-*Stavros prit la
civière funèbre et la porta sur la tombe. Il
l'appuya sur la terre fraîchement remuée, la fit
relever par un bout, tandis que l'autre touchait au
sol, et me dit en souriant : " c'et pour vous que
je travaille. Déchaussez-vous, s'il vous plaît. "
il dut lire dans mes yeux une interrogation pleine
d'angoisse et d'épouvante, car il répondit à la
demande que je n'osais lui adresser :
" je ne suis pas méchant, et j'ai toujours détesté
les rigueurs inutiles. C'est pourquoi je veux vous
infliger un châtiment qui nous profite en nous
dispensant de vous surveiller à l'avenir. Vous avez

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depuis quelques jours une rage de vous évader.
J'espère que lorsque vous aurez reçu vingt coups
de bâton sur la plante des pieds, vous n'aurez
plus besoin de gardien, et votre amour des
voyages se calmera pour quelque temps. C'est un
supplice que je connais ; les turcs me l'ont fait
subir dans ma jeunesse, et je sais par expérience
qu'on n'en meurt pas. On en souffre beaucoup ;
vous crierez, je vous en avertis. *Vasile vous
entendra du fond de sa tombe, et il sera content de
nous. "
à cette annonce, ma première idée fut d'user de
mes jambes tandis que j'en avais encore la libre
disposition. Mais il faut croire que ma volonté était
bien malade, car il me fut impossible de mettre un
pied devant l'autre. *Hadgi-*Stavros m'enleva de
terre aussi légèrement que nous cueillons un insecte
sur un chemin. Je me sentis lier et déchausser avant
qu'une pensée partie de mon cerveau eût le temps
d'arriver au bout des membres. Je ne sais ni sur
quoi on appuya mes pieds ni comment on les
empêcha de reculer jusqu'à ma tête au premier coup
de bâton. Je vis les deux gaules tournoyer devant
moi, l'une à droite, l'autre à gauche ; je fermai
les yeux, et j'attendis. Je n'attendis pas
assurément la dixième partie d'une seconde, et
pourtant, dans un si court espace, j'eus le temps
d'envoyer une bénédiction à mon père, un baiser
à *Mary-*Ann,

page 231

et plus de cent mille imprécations à partager entre
*Mme *Simons et *John *Harris.
Je ne m'évanouis pas un seul instant ; c'est un
sens qui me manque, je vous l'ai dit. Aussi n'y
eut-il rien de perdu. Je sentis tous les coups de
bâton, l'un après l'autre. Le premier fut si
furieux, que je crus qu'il ne resterait rien à
faire pour les suivants. Il me prit par le milieu de
la plante des pieds, sous cette petite voûte
élastique qui précède le talon et qui supporte le
corps de l'homme. Ce n'est pas le pied qui me fit
mal à cette fois ; mais je crus que les os de mes
pauvres jambes allaient sauter en éclats. Le second
m'atteignit plus bas, juste sous les talons ; il
me donna une secousse profonde, violente, qui
ébranla toute la colonne vertébrale, et remplit
d'un tumulte effroyable mon cerveau palpitant et
mon crâne près d'éclater. Le troisième donna droit
sur les orteils et produisit une sensation aiguë
et lancinante, qui frisait toute la partie antérieure
du corps et me fit croire un instant que l'extrémité
du bâton était venue me retrousser le bout du nez.
C'est à ce moment, je pense, que le sang jaillit
pour la première fois. Les coups se succédèrent dans
le même ordre et aux mêmes places, à des intervalles
égaux. J'eus assez de courage pour me taire aux
deux premiers ; je criai au troisième, je hurlai
au quatrième, je gémis au cinquième et aux suivants.
Au dixième, la chair

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elle-même n'avait plus la force qu'il faut pour se
plaindre : je me tus. Mais l'anéantissement de ma
vigueur physique ne diminuait en rien la netteté de
mes perceptions. J'aurais été incapable de soulever
mes paupières, et cependant le plus léger bruit
arrivait droit à mes oreilles. Je ne perdis pas un
mot de ce qui se disait autour de moi. C'est une
observation dont je me souviendrai plus tard, si je
pratique la médecine. Les docteurs ne se font pas
faute de condamner un malade à quatre pas de son lit,
sans songer que le pauvre diable a peut-être
encore assez d'oreille pour les entendre. J'entendis
un jeune brigand qui disait au roi : " il est mort.
à quoi bon fatiguer deux hommes sans profit pour
personne ? " *Hadgi-*Stavros répondit : " ne crains
rien. J'en ai reçu soixante à la file, et deux jours
après je dansais la romaïque.
-comment as-tu fait ?
-j'ai employé la pommade d'un renégat italien
appelé *Luidgi-*Bey... où en sommes-nous ?
Combien de coups de bâton ?
-dix-sept.
-encore trois, enfants ; et soignez-moi les
derniers ! "
le bâton eut beau faire. Les derniers coups
tombaient sur une matière saignante, mais insensible.
La douleur m'avait presque paralysé.
On m'enleva du brancard ; on délia les cordes ;

page 233

on emmaillotta mes pieds dans des compresses
d'eau fraîche, et, comme j'avais une soif de blessé,
on me fit boire un grand verre de vin. La colère
me revint avant la force. Je ne sais si vous êtes
bâti comme moi, mais je ne connais rien d'humiliant
comme un châtiment physique. Je ne supporte pas
que le souverain du monde puisse devenir pour une
minute l'esclave d'un vil bâton. être né au XIXe
siècle, manier la vapeur et l'électricité, posséder
une bonne moitié des secrets de la nature, connaître
à fond tout ce que la science a inventé pour le
bien-être et la sécurité de l'homme, savoir comme on
guérit la fièvre, comme on prévient la petite vérole,
comme on brise la pierre dans la vessie, et ne
pouvoir se défendre d'un coup de canne, c'est un peu
trop fort, en vérité ! Si j'avais été soldat et
soumis aux peines corporelles, j'aurais tué mes chefs
inévitablement.
Quand je me vis asis sur la terre gluante, les
pieds enchaînés par la douleur, les mains mortes ;
quand j'aperçus autour de moi les hommes qui
m'avaient battu, celui qui m'avait fait battre et
ceux qui m'avaient regardé battre, la colère, la
honte, le sentiment de la dignité outragée, de la
justice violée, de l'intelligence brutalisée,
soufflèrent dans mon corps débile un gonflement de
haine, de révolte et de vengeance. J'oubliai tout,
calcul, intérêt, prudence, avenir ; je lâchai la
bonde à toutes

page 234

les vérités qui m'étouffaient ; un torrent d'injures
bouillonnantes monta droit à mes lèvres, tandis que
la bile extravasée débordait en écume jaune jusque
dans le blanc de mes yeux. Certes, je ne suis pas
orateur, et mes études solitaires ne m'ont pas
exercé au maniement de la parole ; mais l'indignation,
qui a fait des poëtes, me prêta pour un quart d'heure
l'éloquence sauvage de ces prisonniers cantabres
qui rendaient l'âme avec des injures et qui
crachaient leur dernier soupir à la face des romains
vainqueurs. Tout ce qui peut outrager un homme
dans son orgueil, dans sa tendresse et dans ses
sentiments les plus chers, je le dis au roi des
montagnes. Je le mis au rang des animaux immondes
et je lui déniai jusqu'au nom d'homme. Je l'insultai
dans sa mère, et dans sa femme, et dans sa fille,
et dans toute sa postérité. Je voudrais vous répéter
textuellement tout ce que je le contraignis
d'entendre, mais les mots me manquent aujourd'hui
que je suis de sang-froid. J'en forgeais alors de
toute sorte, qui n'étaient pas dans le dictionnaire
et que l'on comprenait pourtant, car l'auditoire de
forçats hurlait sous mes paroles comme une meute de
chiens sous le fouet des piqueurs. Mais j'avais beau
surveiller le visage du vieux *Pallicare, épier tous
les muscles de sa face et fouiller avidement dans
les moindres rides de son front, je n'y surpris
pas la trace d'une émotion. *Hadgi-*Stavros ne
sourcillait

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pas plus qu'un buste de marbre. Il répondait à tous
mes outrages par l'insolence immobile du mépris.
Son attitude m'exaspéra jusqu'à la folie. J'eus un
instant de délire. Un nuage rouge comme le sang
passa devant mes yeux. Je me lève brusquement
sur mes pieds meurtris, j'avise un pistolet à la
ceinture d'un brigand, je l'arrache, je l'arme, je
vise le roi à bout portant, le coup part, et je tombe
à la renverse en murmurant : " je suis vengé ! "
c'est lui-même qui me releva. Je le contemplai
avec une stupéfaction aussi profonde que si je l'avais
vu sortir des enfers. Il ne semblait pas ému, et
souriait tranquillement comme un immortel. Et
pourtant, monsieur, je ne l'avais pas manqué. Ma
balle l'avait touché au front, à un centimètre
au-dessus du sourcil gauche : une trace sanglante
en faisait foi. Mais, soit que l'arme fût mal
chargée, soit que la poudre fût mauvaise, soit
plutôt que le coup eût glissé sur l'os du crâne,
mon coup de pistolet n'avait fait qu'une écorchure !
Le monstre invulnérable m'assit doucement sur
la terre, se pencha vers moi, me tira l'oreille et
me dit : " pourquoi tentez-vous l'impossible, jeune
homme ? Je vous ai prévenu que j'avais la tête à
l'épreuve des balles, et vous savez que je ne mens
jamais. Ne vous a-t-on pas conté aussi qu'*Ibrahim
m'avait fait fusiller par sept égyptiens et qu'il
n'avait pas eu ma peau ? J'espère que vous n'avez
pas la prétention

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d'être plus fort que sept égyptiens ! Mais
savez-vous que vous avez la main légère, pour un
homme du nord ? C'est affaire à vous. Peste ! Si ma
mère, dont vous parliez légèrement tout à l'heure, ne
m'avait pas construit avec solidité, j'étais un
homme à mettre en terre. Tout autre à ma place serait
mort sans dire merci. Quant à moi, ces choses-là
me rajeunissent. Cela me rappelle mon bon temps.
à votre âge, j'exposais ma vie quatre fois par jour,
et je n'en digérais que mieux. Allons, je ne vous
en veux pas, et je vous pardonne votre mouvement
de vivacité. Mais comme tous mes sujets ne sont
pas à l'épreuve de la balle et que vous pourriez
vous laisser aller à quelque nouvelle imprudence,
nous appliquerons à vos mains le même traitement
qu'à vos pieds. Rien ne nous empêcherait de
commencer sur l'heure : cependant j'attendrai jusqu'à
demain, dans l'intérêt de votre santé. Vous voyez
que le bâton est une arme courtoise qui ne tue pas
les gens ; vous venez de prouver vous-même qu'un
homme bâtonné en vaut deux. La cérémonie de
demain vous occupera. Les prisonniers ne savent à
quoi passer leur temps. C'est l'oisiveté qui vous a
donné de mauvais conseils. D'ailleurs, soyez
tranquille : dès que votre rançon sera arrivée, je
guérirai vos écorchures. Il me reste encore du baume
de *Luidgi-*Bey. Il n'y paraîtra pas au bout de deux
jours, et vous pourrez valser au bal du palais sans

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apprendre à vos danseuses qu'elles sont au bras
d'un cavalier rossé. "
je ne suis pas un grec, moi, et les injures me
blessent aussi grièvement que les coups. Je montrai
le poing au vieux scélérat et je criai de toutes mes
forces :
" non, misérable, ma rançon ne sera jamais
payée ! Non ! Je n'ai demandé d'argent à personne !
Tu n'auras de moi que ma tête, qui ne te servira de
rien. Prends-la tout de suite, si bon te semble.
C'est me rendre service, et à toi aussi. Tu
m'épargneras deux semaines de tortures, et le dégoût
de te voir, qui est la pire de toutes. Tu
économiseras ma nourriture de quinze jours. N'y
manque pas, c'est le seul bénéfice que tu puisses
faire sur moi ! "
il sourit, haussa les épaules, et répondit : " ta !
Ta ! Ta ! Ta ! Voilà bien mes jeunes gens ! Extrêmes
en tout ! Ils jettent le manche après la cognée. Si
je vous écoutais, j'en serais aux regrets avant huit
jours, et vous aussi. Les anglaises payeront, j'en
suis sûr. Je connais encore les femmes, quoiqu'il y
ait longtemps que je vive dans la retraite. Qu'est-ce
qu'on dirait si je vous tuais aujourd'hui et si la
rançon arrivait demain ? On répandrait le bruit que
j'ai manqué à ma parole, et mes prisonniers à
venir se laisseraient égorger comme des agneaux
sans demander un centime à leurs parents. Ne
gâtons pas le métier !

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-ah ! Tu crois que les anglaises t'ont payé,
habile homme ! Oui, elles t'ont payé comme tu le
méritais !
-vous êtes bien bon.
-leur rançon te coûtera quatre-vingt mille
francs, entends-tu ? Quatre-vingt mille francs hors
de ta poche !
-ne dites donc pas de ces choses-là ! On croirait
que les coups de bâton vous ont frappé sur la
tête.
-je dis ce qui est. Te rappelles-tu le nom de tes
prisonnières ?
-non, mais je l'ai par écrit.
-je veux aider ta mémoire. La dame s'appelait
*Mme *Simons.
-eh bien ?
-associée de la maison *Barley de *Londres.
-mon banquier ?
-précisément.
-comment sais-tu le nom de mon banquier ?
-pourquoi as-tu dicté ta correspondance devant
moi ?
-qu'importe, après tout ? Ils ne peuvent pas me
voler ; ils ne sont pas grecs, ils sont anglais ; les
tribunaux... je plaiderai !
-et tu perdras. Ils ont un reçu.
-c'est juste. Mais par quelle fatalité leur ai-je
donné un reçu ?

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-parce que je te l'ai conseillé, pauvre homme !
-misérable ! Chien mal baptisé ! Schismatique
d'enfer ! Tu m'as ruiné ! Tu m'as trahi ! Tu m'as
volé ! Quatre-vingt mille francs ! Je suis
responsable ! Si du moins les *Barley étaient
banquiers de la compagnie ! Je ne perdrais que ma
part. Mais ils n'ont que mes capitaux, je perdrai
tout. Es-tu bien sûr au moins qu'elle soit associée
de la maison *Barley ?
-comme je suis sûr de mourir aujourd'hui.
-non ; tu ne mourras que demain. Tu n'as pas
assez souffert. On te fera du mal pour quatre-vingt
mille francs. Quel supplice inventer ? Quatre-vingt
mille francs ! Quatre-vingt mille morts seraient
peu. Qu'est-ce que j'ai donc fait à ce traître qui
m'en avait volé quarante mille ? Peuh ! Un jeu
d'enfant, une plaisanterie ! Il n'a pas hurlé deux
heures ! Je trouverai mieux. Mais s'il y avait deux
maisons du même nom ?
-*Cavendish-*Square, 31 !
-oui, c'est bien là. Imbécile ! Que ne
m'avertissais-tu au lieu de me trahir ? Je leur
aurais demandé le double. Elles auraient payé ; elles
en ont le moyen. Je n'aurais pas donné de reçu : je
n'en donnerai plus... non, non ! C'est la dernière
fois ! ... reçu cent mille francs de *Mme *Simons !
Quelle sotte phrase ! Est-ce bien moi qui ai dicté
cela ? ... mais j'y songe ! Je n'ai pas signé ! ...
oui, mais mon cachet vaut une signature : ils ont
vingt

page 240

lettres de moi. Pourquoi m'as-tu demandé ce reçu ?
Qu'attendais-tu de ces deux femmes ? Quinze mille
francs pour ta rançon... l'égoïsme partout ! ... il
fallait t'ouvrir à moi : je t'aurais renvoyé pour
rien ; je t'aurais même payé. Si tu es pauvre, comme
tu le dis, tu dois savoir comme l'argent est bon. Te
représentes-tu seulement une somme de quatre-vingt
mille francs ? Sais-tu quel volume cela fait
dans une chambre ? Combien il y entre de pièces
d'or ? Et combien d'argent on peut gagner dans les
affaires avec quatre-vingt mille francs ? C'est une
fortune, malheureux ! Tu m'as volé une fortune !
Tu as dévalisé ma fille, le seul être que j'aime au
monde. C'est pour elle que je travaille. Mais, si tu
connais mes affaires, tu dois savoir que je cours la
montagne pendant toute une année pour gagner
quarante mille francs. Tu m'as extorqué deux
années de ma vie : c'est comme si j'avais dormi
pendant deux ans ! "
j'avais donc enfin trouvé la corde sensible ! Le
vieux *Pallicare était touché au coeur. Je savais que
mon compte était bon, je n'espérais point de grâce,
et pourtant j'éprouvais une amère joie à bouleverser
ce masque impassible et cette figure de pierre.
J'aimais à suivre dans les sillons de son visage le
mouvement convulsif de la passion comme le naufragé
perdu sur une mer furieuse admire au loin la vague
qui doit l'engloutir. J'étais comme le roseau
pensant,

page 241

que l'univers brutal écrase de sa masse, et qui
se console en mourant par la conscience hautaine de
sa supériorité. Je me disais avec orgueil : " je
périrai dans les tortures, mais je suis le maître
de mon maître et le bourreau de mon bourreau. "

page 243

VII *John *Harris :
le roi contemplait sa vengeance, comme un
homme à jeun depuis trois jours contemple un bon
repas. Il en examinait un à un tous les plats, je
veux dire tous les supplices ; il passait la langue
sur ses lèvres desséchées, mais il ne savait par où
commencer ni que choisir. On aurait dit que
l'excès de la faim lui coupait l'appétit. Il donnait
du poing contre sa tête, comme pour en faire jaillir
quelque chose ; mais les idées sortaient si rapides
et si pressées qu'il était mal aisé d'en saisir une
au passage. " parlez donc ! Cria-t-il à ses sujets.
Conseillez-moi. à quoi serez-vous bons, si vous
n'êtes pas en état de me donner un avis ? Attendrai-je
que le *Corfiote soit revenu ou que *Vasile élève
la voix du fond de sa tombe ? Trouvez-moi, brutes
que vous êtes, un supplice de quatre-vingt mille
francs ! "
le jeune chiboudgi dit à son maître : " il me vient

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une idée. Tu as un officier mort, un autre absent,
et un troisième blessé. Mets leurs places au
concours. Promets-nous que ceux qui sauront le mieux
te venger succéderont à *Sophoclis, au *Corfiote et à
*Vasile. "
*Hadgi-*Stavros sourit complaisamment à cette
invention. Il caressa le menton de l'enfant et lui
dit :
" tu es ambitieux, petit homme ! à la bonne
heure ! L'ambition est le ressort du courage. Va
pour un concours ! C'est une idée moderne, une
idée d'*Europe ; cela me plaît. Pour te récompenser,
tu donneras ton avis le premier, et si tu trouves
quelque chose de beau, *Vasile n'aura pas d'autre
héritier que toi.
-je voudrais, dit l'enfant, arracher quelques
dents au milord, lui mettre un mors dans la
bouche et le faire courir tout bridé jusqu'à ce qu'il
tombât de fatigue.
-il a les pieds trop malades : il tomberait au
deuxième pas. à vous autres ! *Tambouris,
*Moustakas, *Coltzida, *Milotis, parlez, je vous
écoute.
-moi, dit *Coltzida, je lui casserais des oeufs
bouillants sous les aisselles. J'ai déjà essayé cela
sur une femme de *Mégare, et j'ai eu bien du plaisir.
-moi, dit *Tambouris, je le coucherais par terre
avec un rocher de cinq cents livres sur la poitrine.
On tire la langue et l'on crache le sang ; c'est
assez joli.

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-moi, dit *Milotis, je lui mettrais du vinaigre
dans les narines et je lui enfoncerais des épines
sous tous les ongles. On éternue à ravir, et l'on ne
sait où fourrer ses mains. "
*Moustakas était un des cuisiniers de la bande. Il
proposa de me faire cuire à petit feu. La figure du
roi s'épanouit.
Le moine assistait à la conférence et laissait dire
sans donner son avis. Cependant il prit pitié de moi
dans la mesure de sa sensibilité, et il me secourut
dans la mesure de son intelligence. " *Moustakas,
dit-il, est trop méchant. On peut bien torturer le
milord sans le brûler tout vif. Si vous le
nourrissiez de viande salée sans lui permettre de
boire, il durerait longtemps, il souffrirait beaucoup,
et le roi satisferait sa vengeance sans encourir celle
de *Dieu. C'est un conseil bien désintéressé que je
vous donne ; il ne m'en reviendra rien ; mais je
voudrais que tout le monde fût content, puisque le
monastère a touché la dîme.
-halte-là ! Interrompit le cafedgi. Bon vieillard,
j'ai une idée qui vaut mieux que la tienne. Je
condamne le milord à mourir de faim. Les autres lui
feront tout le mal qu'il leur plaira ; je ne
prétends rien empêcher. Mais je serai en sentinelle
devant sa bouche, et j'aurai soin qu'il n'y entre
ni une goutte d'eau ni une miette de pain. Les
fatigues redoubleront sa faim, les blessures
allumeront sa soif, et

page 246

tout le travail des autres tournera finalement à mon
profit. Qu'en dis-tu, sire ? Est-ce bien raisonné,
et me donneras-tu la succession de *Vasile ?
-allez tous au diable ! Dit le roi. Vous
raisonneriez moins à votre aise si l'infâme vous
avait volé quatre-vingt mille francs ! Emportez-le
dans le camp et prenez sur lui votre récréation.
Mais malheur au maladroit qui le tuerait par
imprudence ! Cet homme ne doit mourir que de ma
main. Je prétends qu'il me rembourse en plaisir tout
ce qu'il m'a pris en argent. Il versera le sang de
ses veines goutte à goutte, comme un mauvais débiteur
qui s'acquitte sou par sou. "
vous ne sauriez croire, monsieur, par quels
crampons l'homme le plus malheureux tient
encore à la vie. Certes, j'étais bien affamé de
mourir ; et ce qui pouvait m'arriver de plus heureux
était d'en finir d'un seul coup. Cependant, quelque
chose se réjouit en moi à cette menace
d'*Hadgi-*Stavros. Je bénis la longueur de mon
supplice. Un instinct d'espérance me chatouilla le
fond du coeur. Si une âme charitable m'avait offert
de me brûler la cervelle, j'y aurais regardé à deux
fois.
Quatre brigands me prirent par la tête et par les
jambes, et me portèrent, comme un paquet
hurlant, à travers le cabinet du roi. Ma voix
réveilla *Sophoclis sur son grabat. Il appela
ses compagnons, se fit conter les nouvelles, et
demanda à me

page 247

voir de près. C'était un caprice de malade. On me
jeta par terre à ses côtés :
" milord, me dit-il, nous sommes bien bas l'un
et l'autre ; mais il y a gros à parier que je me
relèverai plus tôt que vous. Il paraît qu'on songe
déjà à me donner un successeur. Que les hommes sont
injustes ! Ma place est au concours ! Eh bien, je
veux concourir aussi et me mettre sur les rangs.
Vous déposerez en ma faveur, et vous attesterez
par vos gémissements que *Sophoclis n'est pas mort.
On va vous attacher les quatre membres, et je me
charge de vous tourmenter d'une seule main aussi
gaillardement que le plus valide de ces messieurs. "
pour complaire au misérable, on me lia les bras.
Il se fit tourner vers moi et commença à
m'arracher les cheveux, un à un, avec la patience et
la régularité d'une épileuse de profession. Quand je
vis à quoi se réduisait ce nouveau supplice, je crus
que le blessé, touché de ma misère et attendri par
ses propres souffrances, avait voulu me dérober à
ses camarades et m'accorder une heure de répit.
L'extraction d'un cheveu n'est pas aussi
douloureuse, à beaucoup près, qu'une piqûre
d'épingle. Les vingt premiers partirent l'un après
l'autre sans me laisser de regret, et je leur
souhaitai cordialement un bon voyage. Mais bientôt
il fallut changer de note. Le cuir chevelu, irrité
par une multitude de lésions imperceptibles,
s'enflamma. Une démangeaison

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sourde, puis un peu plus vive, puis intolérable,
courut autour de ma tête. Je voulus y porter
les mains ; je compris dans quelle intention l'infâme
m'avait fait garrotter. L'impatience accrut le mal ;
tout mon sang se porta vers la tête. Chaque fois que
la main de *Sophoclis s'approchait de ma chevelure,
un frémissement douloureux se répandait dans tout
le corps. Mille démangeaisons inexplicables
tourmentaient mes bras et mes jambes. Le système
nerveux, exaspéré sur tous les points, m'enveloppait
d'un réseau plus douloureux que la tunique de
*Déjanire. Je me roulais par terre, je criais, je
demandais grâce, je regrettais les coups de bâton sur
la plante des pieds. Le bourreau n'eut pitié de moi
que lorsqu'il fut au bout de ses forces. Lorsqu'il
sentit ses yeux troubles, sa tête pesante et son bras
fatigué, il fit un dernier effort, plongea la main
dans mes cheveux, les saisit à poignée, et se laissa
retomber sur son chevet en m'arrachant un cri de
désespoir.
" viens avec moi, dit *Moustakas. Tu décideras,
au coin du feu, si je vaux *Sophoclis, et si je
mérite une lieutenance. "
il m'enleva comme une plume et me porta dans
le camp, devant un monceau de bois résineux et de
broussailles entassées. Il détacha les cordes, me
dépouilla de mes habits et de ma chemise, et me
laissa sans autre vêtement qu'un pantalon. " tu seras,

page 249

dit-il, mon aide de cuisine. Nous allons faire du
feu et préparer ensemble le dîner du roi. "
il alluma le bûcher et m'étendit sur le dos, à deux
pieds d'une montagne de flammes. Le bois
pétillait ; les charbons rouges tombaient en grêle
autour de moi. La chaleur était insupportable.
Je me traînai sur les mains à quelque distance, mais
il revint avec une poêle à frire, et il me repoussa
du pied jusqu'à l'endroit où il m'avait placé.
" regarde bien, dit-il, et profite de mes leçons.
Voici la fressure de trois agneaux : c'est de quoi
nourrir vingt hommes. Le roi choisira les
morceaux les plus délicats ; il distribuera le reste
à ses amis. Tu n'en es pas pour l'heure, et si tu
goûtes de ma cuisine, ce sera des yeux seulement. "
j'entendis bientôt bouillir la friture, et ce bruit
me rappela que j'étais à jeun depuis la veille.
Mon estomac se rangea parmi mes bourreaux, et
je comptai un ennemi de plus. *Moustakas me
mettait la poêle sous les yeux, et faisait luire à
mes regards la couleur appétissante de la viande. Il
secouait sous mes narines les parfums engageants de
l'agneau grillé. Tout à coup il s'aperçut qu'il avait
oublié quelque assaisonnement, et il courut chercher
du sel et du poivre en confiant la poêle à mes
bons soins. La première idée qui me vint fut de
dérober quelque morceau de viande ; mais les
brigands n'étaient qu'à dix pas ; ils m'auraient
arrêté à

page 250

temps. " si, du moins, pensai-je en moi-même,
j'avais encore mon paquet d'arsenic ! " que
pouvais-je en avoir fait ? Je ne l'avais pas remis
dans la boîte. Je plongeai les mains dans mes deux
poches. J'en tirai un papier malpropre et une poignée
de cette poudre bienfaitrice qui devait me sauver
peut-être et tout au moins me venger.
*Moustakas revint au moment où j'avais la main
droite ouverte au-dessus de la poêle. Il me saisit
le bras, plongea son regard jusqu'au fond de mes
yeux, et dit d'une voix menaçante : " je sais ce
que tu as fait. "
mon bras tomba découragé. Le cuisinier
poursuivit :
" oui, tu as jeté quelque chose sur le dîner du
roi.
-quoi donc ?
-un sort. Mais peu m'importe. Va, mon pauvre
milord, *Hadgi-*Stavros est plus grand sorcier que
toi.
Je vais lui servir son repas. J'en aurai ma part, et
tu n'en goûteras point.
-grand bien te fasse ! "
il me laissa devant le feu en me recommandant à
une douzaine de brigands qui croquaient du pain
bis et des olives amères. Ces spartiates me firent
compagnie pendant une heure ou deux. Ils attisaient
mon feu avec une attention de garde-malade. Si
parfois j'essayais de me traîner un peu plus loin de

page 251

mon supplice, ils s'écriaient : " prends garde, tu
vas te refroidir ! " et ils me poussaient jusque dans
la flamme à grands coups de bâtons allumés. Mon
dos était marbré de taches rouges, ma peau se
soulevait en ampoules cuisantes, mes cils frisaient
à la chaleur du feu, mes cheveux exhalaient une odeur
de corne brûlée, dont j'étais tout empuanti ; et
cependant je me frottais les mains à l'idée que le
roi mangerait de ma cuisine, et qu'il y aurait du
nouveau sur le *Parnès avant la fin du jour.
Bientôt les convives d'*Hadgi-*Stavros reparurent
dans le camp, l'estomac garni, l'oeil allumé, la face
épanouie. " allez ! Pensai-je en moi-même, votre
joie et votre santé tomberont comme un masque,
et vous maudirez sincèrement chaque bouchée du
festin que je vous ai assaisonné ! " la célèbre
locuste a dû passer de bons quarts d'heure en sa vie.
Lorsqu'on a quelque raison de haïr les hommes,
il est assez doux de voir un être vigoureux qui va,
qui vient, qui rit, qui chante en portant dans le
tube intestinal une semence de mort qui doit croître
et le dévorer. C'est à peu près la même joie
qu'éprouve un bon docteur à la vue d'un mourant
qu'il sait comment rappeler à la vie. *Locuste faisait
de la médecine en sens inverse, et moi aussi.
Mes réflexions haineuses furent interrompues
par un tumulte singulier. Les chiens aboyèrent en
choeur et un messager hors d'haleine parut sur le

page 252

plateau avec toute la meute à ses trousses. C'était
*Dimitri, le fils de *Christodule. Quelques pierres
lancées par les brigands le délivrèrent de son
escorte. Il cria du plus loin qu'il put : " le roi !
Il faut que je parle au roi ! " lorsqu'il fut à vingt
pas de nous, je l'appelai d'une voix dolente. Il
fut épouvanté de l'état où il me trouvait, et il
s'écria : " les imprudents ! Pauvre fille !
-mon bon *Dimitri ! Lui dis-je, d'où viens-tu ?
Ma rançon serait-elle payée ?
-il s'agit bien de rançon ! Mais ne craignez rien,
j'apporte de bonnes nouvelles. Bonnes pour vous,
malheureuses pour moi, pour lui, pour elle, pour
tout le monde ! Il faut que je voie *Hadgi-*Stavros.
Pas une minute à perdre. Jusqu'à mon retour, ne
souffrez pas qu'on vous fasse aucun mal : elle en
mourrait ! Vous entendez, vous autres ! Ne touchez
pas au milord. Il y va de votre vie. Le roi vous
ferait couper à morceaux. Conduisez-moi jusqu'au
roi ! "
le monde est ainsi fait, que tout homme qui
parle en maître est presque sûr d'être obéi. Il y
avait tant d'autorité dans la voix de ce domestique,
et sa passion s'exprimait sur un ton si impérieux,
que mes gardiens étonnés et stupides oublièrent de
me retenir auprès du feu. Je rampai à quelque
distance, et je reposai délicieusement mon corps sur
la roche froide jusqu'à l'arrivée d'*Hadgi-*Stavros.

page 253

Il ne paraissait ni moins ému ni moins agité que
*Dimitri. Il me prit dans ses bras comme un enfant
malade, et m'emporta tout d'une traite jusqu'au fond
de cette chambre fatale où *Vasile était enseveli. Il
me déposa sur son propre tapis avec des
précautions maternelles ; il fit deux pas en
arrière, et me regarda avec un curieux mélange de
haine et de pitié. Il dit à *Dimitri : " mon enfant,
c'est la première fois que j'aurai laissé un pareil
crime impuni. Il a tué *Vasile, cela n'est rien. Il
m'a voulu assassiner moi-même, je le lui pardonne.
Mais il m'a volé, le scélérat ! Quatre-vingt mille
francs de moins dans la dot de *Photini ! Je
cherchais un supplice égal à son crime. Oh ! Sois
tranquille ! J'aurais trouvé ! ...
malheureux que je suis ! Pourquoi n'ai-je pas
dompté ma colère ? Je l'ai traité bien durement.
C'est elle qui en portera la peine. Si elle recevait
vingt coups de bâton sur ses petits pieds, je ne la
reverrais plus. Les hommes n'en meurent pas, mais
une femme ! Un enfant de quinze ans ! "
il fit évacuer la salle par tous les brigands qui se
pressaient autour de nous. Il délia doucement les
linges ensanglantés qui enveloppaient mes
blessures. Il envoya son chiboudgi chercher le
baume de *Luidgi-*Bey. Il s'assit devant moi sur
l'herbe humide, prit mes pieds dans ses mains et
contempla mes blessures. Chose incroyable à dire :
il avait des larmes dans les yeux !

page 254

" pauvre enfant ! Dit-il, vous devez souffrir
cruellement. Pardonnez-moi. Je suis un vieux brutal,
un loup de montagne, un *Pallicare ! J'ai été
instruit à la férocité depuis l'âge de vingt ans.
Mais vous voyez que mon coeur est bon, puisque je
regrette ce que j'ai fait. Je suis plus malheureux
que vous, car vous avez les yeux secs, et moi je
pleure. Je vais vous mettre en liberté sans perdre
une minute ; ou plutôt, non ; vous ne pouvez pas
vous en aller ainsi. Je veux d'abord vous guérir.
Le baume est souverain, je vous soignerai comme un
fils, la santé reviendra vite. Il faut que vous
marchiez demain. elle ne peut pas rester un jour
de plus entre les mains de votre ami.
" au nom du ciel, ne contez à personne notre
querelle d'aujourd'hui ! Vous savez que je ne vous
haïssais pas ; je vous l'ai dit souvent ; j'avais de
la sympathie pour vous, je vous donnais ma confiance,
je vous disais mes secrets les plus intimes.
Souvenez-vous que nous avons été deux amis jusqu'à
la mort de *Vasile. Il ne faut pas qu'un instant de
colère vous fasse oublier douze jours de bons
traitements. Vous ne voulez pas que mon coeur de père
soit déchiré. Vous êtes un brave jeune homme ; votre
ami doit être bon comme vous.
-mais qui donc ? M'écriai-je.
-qui ? Ce maudit *Harris ! Cet américain d'enfer !
Ce pirate exécrable ! Ce voleur d'enfants ! Cet
assassin

page 255

de jeunes filles ! Cet infâme que je voudrais tenir
avec toi pour vous broyer dans mes mains, vous
choquer l'un contre l'autre et vous jeter en
poussière au vent de mes montagnes ! Vous êtes tous
les mêmes, européens, race de traîtres qui n'osez
vous attaquer aux hommes et qui n'avez de courage
que contre les enfants. Lis ce qu'il vient de
m'écrire, et réponds-moi s'il est des tortures assez
cruelles pour châtier un crime comme le sien ! "
il me jeta brutalement une lettre froissée. Je
reconnus l'écriture au premier coup d'oeil, et je
lus :
" dimanche, 11 mai, à bord de la fancy,
rade de *Salamine :
" *Hadgi-*Stavros, *Photini est à mon bord, sous la
garde de quatre canons américains. Je la retiendrai
en otage aussi longtemps qu'*Hermann *Schultz sera
prisonnier. Comme tu traiteras mon ami, je
traiterai ta fille. Elle payera cheveu pour cheveu,
dent pour dent, tête pour tête. Réponds-moi sans
délai, sinon j'irai te voir.
*John *Harris. "
à cette lecture, il me fut impossible de renfermer
ma joie. " ce bon *Harris ! M'écriai-je tout haut.
Moi qui l'accusais ! Mais explique-moi, *Dimitri,
pourquoi il ne m'a pas secouru plus tôt.
-il était absent, monsieur *Hermann ; il donnait
la chasse aux pirates. Il est revenu hier matin,
bien

page 256

malheureusement pour nous. Pourquoi n'est-il pas
resté en route !
-excellent *Harris ! Il n'a pas perdu un seul
jour !
Mais où a-t-il déniché la fille de ce vieux
scélérat ?
-chez nous, *Monsieur *Hermann. Vous la
connaissez bien, *Photini. Vous avez dîné plus d'une
fois avec elle.
-la fille du roi des montagnes était donc cette
pensionnaire au nez aplati qui soupirait pour
*John *Harris ! "
j'en conclus tout bas que l'enlèvement s'était
opéré sans violence.
Le chiboudgi revint avec un paquet de toile et un
flacon rempli d'une pommade jaunâtre. Le roi
pansa mes deux pieds en praticien expérimenté, et
j'éprouvai sur l'heure un certain soulagement.
*Hadgi-*Stavros était en ce moment un beau sujet
d'étude psychologique. Il y avait autant de
brutalité dans ses yeux que de délicatesse dans
ses mains. Il enroulait si doucement les bandes
autour de mon cou-de-pied, que je le sentais à
peine ; mais son regard disait tout haut : " que
je te serrerais bien une corde autour du cou ! "
il piquait les épingles aussi adroitement qu'une
femme ; mais de quel appétit il m'aurait planté
son cangiar au milieu du corps !
Lorsque l'appareil fut posé, il tendit le poing du
côté de la mer, et dit avec un rugissement
sauvage :
" je ne suis donc plus roi, puisqu'il m'est défendu

page 257

d'assouvir ma colère ! Moi qui ai toujours
commandé, j'obéis à une menace. Celui qui fait
trembler un million d'hommes, a peur ! Ils se
vanteront sans doute ; ils le diront à tout le
monde. Le moyen d'imposer silence à ces européens
bavards ! On mettra cela dans les journaux, peut-être
même dans les livres. C'est bien fait ! Pourquoi
me suis-je marié ? Est-ce qu'un homme comme moi
devrait avoir des enfants ? Je suis né pour hacher
des soldats et non pour bercer des petites filles.
Le tonnerre n'a pas d'enfants ; le canon n'a pas
d'enfants. S'ils en avaient, on ne craindrait plus
la foudre, et les boulets resteraient en chemin.
Ce *John *Harris doit bien rire de moi ! Si je lui
déclarais la guerre ! Si je prenais son navire à
l'abordage ! J'en ai attaqué bien d'autres, du temps
que j'étais pirate, et je me souciais de vingt
canons comme de cela ! Mais ma fille n'était pas
à bord. Chère petite ! Vous la connaissiez donc,
*Monsieur *Hermann ! Pourquoi ne m'avez-vous pas dit
que vous logiez chez *Christodule ? Je ne vous
aurais rien demandé ; je vous aurais relâché
sur-le-champ pour l'amour de *Photini. Justement,
je veux qu'elle apprenne votre langue. Elle sera
princesse en *Allemagne un jour ou l'autre. N'est-il
pas vrai qu'elle fera une jolie princesse ? Mais
j'y songe ! Puisque vous la connaissez, vous
défendrez à votre ami de lui faire du mal.
Auriez-vous le coeur de voir tomber une larme

page 258

de ses chers yeux ? Elle ne vous a rien fait, la
pauvre innocente. Si quelqu'un doit expier vos
souffrances, c'est moi. Dites à *M *John *Harris
que vous vous êtes écorché les pieds dans les
chemins ; vous me ferez ensuite tout le mal qu'il
vous plaira ! "
*Dimitri arrêta ce flot de paroles. " il est bien
fâcheux, dit-il, que *M *Hermann soit blessé.
*Photini n'est pas en sûreté au milieu de ces
hérétiques, et je connais *M *Harris : il est
capable de tout ! "
le roi fronça le sourcil. Les soupçons de
l'amoureux entrèrent de plain-pied dans le coeur du
père. " allez-vous-en, me dit-il ; je vous porterai,
s'il le faut, jusqu'au bas de la montagne ; vous
attendrez dans quelque village un cheval, une
voiture, une litière ; je fournirai ce qu'il faudra.
Mais faites-lui savoir dès aujourd'hui que vous êtes
libre, et jurez-moi sur la tête de votre mère que vous
ne parlerez à personne du mal qu'on vous a fait ! "
je ne savais pas trop comment je supporterais les
fatigues du transport ; mais tout me semblait
préférable à la compagnie de mes bourreaux. Je
craignais qu'un nouvel obstacle ne s'élevât entre
moi et la liberté. Je dis au roi : " partons. Je jure
sur tout ce qu'il y a de plus sacré qu'on ne
touchera pas un cheveu de ta fille. "
il m'enleva dans ses bras, me jeta sur son épaule
et monta l'escalier de son cabinet. La troupe
entière accourut au-devant de lui et nous barra le

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chemin. *Moustakas, livide comme un cholérique,
lui dit : " où vas-tu ? L'allemand a jeté un sort sur
la friture. Nous souffrons tous comme des damnés
d'enfer. Nous allons crever par sa faute, et nous
voulons qu'il meure avant nous. "
je retombai tout à plat du haut de mes espérances.
L'arrivée de *Dimitri, l'intervention providentielle
de *John *Harris, le revirement d'*Hadgi-*Stavros,
l'humiliation de cette tête superbe aux pieds
de son prisonnier, tant d'événements entassés dans
un quart d'heure m'avaient troublé la cervelle :
j'oubliais déjà le passé et je me lançais à corps
perdu dans l'avenir.
à la vue de *Moustakas, le poison me revint en
mémoire. Je sentis que chaque minute allait
précipiter un événement terrible. Je m'attachai au
roi des montagnes, je nouai mes bras autour de son
cou, je l'adjurai de m'emporter sans retard. " il y
va de ta gloire, lui dis-je. Prouve à ces enragés
que tu es le roi ! Ne réponds pas : les paroles sont
inutiles. Passons-leur sur le corps. Tu ne sais pas
toi-même quel intérêt tu as à me sauver. Ta fille
aime *John *Harris ; j'en suis sûr, elle me l'a
avoué !
-attends ! Répondit-il. Nous passerons d'abord ;
nous causerons ensuite. "
il me déposa doucement sur la terre et courut,
les poings serrés, au milieu des bandits. " vous
êtes fous ! Cria-t-il. Le premier qui touchera le
milord

page 260

aura affaire à moi. Quel sort voulez-vous qu'il ait
jeté ? J'ai mangé avec vous ; est-ce que je suis
malade ? Laissez-le sortir d'ici : c'est un honnête
homme ; c'est mon ami ! "
tout à coup il changea de visage ; ses jambes
fléchirent sous le poids de son corps. Il s'assit
auprès de moi, se pencha vers mon oreille et me dit
avec plus de douleur que de colère :
" imprudent ! Pourquoi ne m'avertissiez-vous pas
que vous nous avez empoisonnés ? "
je saisis la main du roi : elle était froide. Ses
traits étaient décomposés ; sa figure de marbre avait
revêtu une couleur terreuse. à cette vue, la force
m'abandonna tout à fait et je me sentis mourir. Je
n'avais plus rien à espérer au monde : ne m'étais-je
pas condamné moi-même en tuant le seul homme
qui eût intérêt à me sauver ? Je laissai tomber la
tête sur ma poitrine, et je demeurai inerte auprès
du vieillard livide et glacé.
Déjà *Moustakas et quelques autres étendaient les
mains pour me prendre et me faire partager les
douleurs de leur agonie. *Hadgi-*Stavros n'avait plus
la force de me défendre. De temps en temps, un
hoquet formidable secouait ce grand corps comme
la hache du bûcheron ébranle un chêne de cent
ans. Les bandits étaient persuadés qu'il rendait
l'âme, et que le vieil invincible allait enfin
tomber vaincu par la mort. Tous les liens qui les
attachaient

page 261

à leur chef, liens d'intérêt, de crainte,
d'espérance et de reconnaissance, se rompirent
comme des fils d'araignée. Les grecs sont la nation
la plus rétive de la terre. Leur vanité mobile et
intempérante se plie quelquefois, mais comme un
ressort prêt à rebondir. Ils savent, au besoin,
s'appuyer contre un plus fort, ou se glisser
modestement à la suite d'un plus habile, mais
jamais ils ne pardonnent au maître qui les
protége ou qui les enrichit. Depuis trente siècles
et plus, ce peuple est composé d'unités égoïstes
et jalouses que la nécessité rassemble, que le
penchant divise, et qu'aucune force humaine
ne saurait fondre en un tout.
*Hadgi-*Stavros apprit à ses dépens qu'on ne
commande pas impunément à soixante grecs. Son
autorité ne survécut pas une minute à sa vigueur
morale et à sa force physique. Sans parler des
malades qui nous montraient le poing en nous
reprochant leurs souffrances, les hommes valides se
groupaient en face de leur roi légitime autour d'un
gros paysan brutal, appelé *Coltzida. C'était le plus
bavard et le plus effronté de la bande, un
impudent lourdaud sans talent et sans courage, de
ceux qui se cachent pendant l'action et qui portent
le drapeau après la victoire ; mais, en pareils
accidents, la fortune est pour les effrontés et les
bavards. *Coltzida, fier de ses poumons, lançait les
injures à pelletées sur le corps d'*Hadgi-*Stavros,

page 262

comme un fossoyeur jette la terre sur le cercueil
d'un mort. " te voilà donc, disait-il, habile homme,
général invincible, roi tout-puissant, mortel
invulnérable ! Tu n'avais pas volé ta gloire, et nous
avons eu bon nez de nous fier à toi ! Qu'avons-nous
gagné dans ta compagnie ? à quoi nous as-tu
servi ? Tu nous as donné cinquante-quatre
misérables francs tous les mois, une paye de
mercenaires ! Tu nous as nourris de pain noir et de
fromage moisi dont les chiens n'auraient pas voulu,
tandis que tu faisais fortune et que tu envoyais des
navires chargés d'or à tous les banquiers étrangers.
Qu'est-ce qui nous est revenu de nos victoires et de
tout ce brave sang que nous avons versé dans la
montagne ? Rien. Tu gardais tout pour toi, butin,
dépouilles, et rançon des prisonniers ! Il est vrai
que tu nous laissais les coups de baïonnettes : c'est
le seul profit dont tu n'aies jamais pris ta part.
Depuis deux ans que je suis avec toi, j'ai reçu dans
le dos quatorze blessures, et tu n'as pas seulement
une cicatrice à nous montrer ! Si du moins tu avais
su nous conduire ! Si tu avais choisi les bonnes
occasions où il y a peu à risquer et beaucoup à
prendre ! Mais tu nous as fait rosser par la ligne ;
tu as été le bourreau de nos camarades ; tu nous as
mis dans la gueule du loup ! Tu es donc bien pressé
d'en finir et de prendre ta retraite ! Il te tarde
bien de nous voir tous enterré auprès de *Vasile,

page 263

que tu nous livres à ce milord maudit qui a jeté un
sort sur nos plus braves soldats ! Mais n'espère pas
te dérober à notre vengeance. Je sais pourquoi tu
veux qu'il s'en aille : il a payé sa rançon. Mais que
veux-tu faire de cet argent ? L'emporteras-tu dans
l'autre monde ? Tu es bien malade, mon pauvre
*Hadgi-*Stavros. Le milord ne t'a pas épargné, tu
vas mourir aussi, et c'est bien fait ! Mes amis, nous
sommes nos maîtres. Nous n'obéirons plus à
personne, nous ferons ce qui nous plaira, nous
mangerons ce qu'il y a de meilleur, nous boirons tout
le vin d'*égine, nous brûlerons des forêts entières
pour faire cuire des troupeaux entiers, nous
pillerons le royaume, nous prendrons *Athènes et nous
camperons dans les jardins du palais ! Vous n'aurez
qu'à vous laisser conduire ; je connais les bons
endroits. Commençons par jeter le vieux dans le
ravin avec son milord bien-aimé ; je vous dirai
ensuite ce qu'il faut faire ! "
l'éloquence de *Coltzida fut bien près de nous
coûter la vie, car l'auditoire applaudit. Les vieux
compagnons d'*Hadgi-*Stavros, dix ou douze
pallicares dévoués qui auraient pu lui venir en
aide, avaient mangé la desserte de sa table : ils se
tordaient dans les coliques. Mais un orateur
populaire ne s'élève pas au pouvoir sans faire des
jaloux. Lorsqu'il parut démontré que *Coltzida
deviendrait le chef de la bande, *Tambouris et
quelques

page 264

autres ambitieux firent volte-face et se rangèrent
de notre parti. Capitaine pour capitaine, ils
aimaient mieux celui qui savait les conduire que
ce bavard outrecuidant dont la nullité leur
répugnait. Ils pressentaient d'ailleurs que le roi
n'avait plus longtemps à vivre et qu'il prendrait son
successeur parmi les fidèles qui resteraient autour
de lui. Ce n'était pas chose indifférente. Il y avait
gros à parier que les bailleurs de fonds ratifieraient
plutôt le choix d'*Hadgi-*Stavros qu'une élection
révolutionnaire. Huit ou dix voix s'élevaient en
notre faveur. Nôtre, car nous ne faisions plus qu'un.
Je me cramponnais au roi des montagnes, et
lui-même avait un bras passé autour de mon cou.
*Tambouris et les siens se concertèrent en quatre
mots ; un plan de défense fut improvisé ; trois
hommes profitèrent du tapage pour courir avec
*Dimitri à l'arsenal de la bande, faire provision
d'armes et de cartouches et tracer, à travers le
chemin, une longue traînée de poudre. Ils revinrent
discrètement se mêler à la foule. Les deux
partis se dessinaient de minute en minute ; les
injures volaient d'un groupe à l'autre. Nos
champions, adossés à la chambre de *Mary-*Ann,
gardaient l'escalier, nous faisaient un rempart de
leur corps, et rejetaient l'ennemi dans le cabinet
du roi. Au plus fort de la poussée, un coup de
pistolet retentit. Un ruban de feu courut sur la
poussière et l'on entendit

page 265

sauter les rochers avec un fracas épouvantable.
*Coltzida et ses partisans, surpris par la
détonation, coururent en bloc à l'arsenal.
*Tambouris ne perd pas une minute : il enlève
*Hadgi-*Stavros, descend l'escalier en deux
enjambées, le dépose en lieu sûr, revient à moi,
m'emporte et me jette aux pieds du roi. Nos amis se
retranchent dans la chambre, coupent les arbres,
barricadent l'escalier et organisent la défense
avant que *Coltzida ne soit revenu de sa promenade
et de sa surprise.
Nous nous comptons alors. Notre armée se composait
du roi, de ses deux domestiques, de *Tambouris
avec huit brigands, de *Dimitri et de moi.
En tout quatorze hommes dont trois hors de
combat. Le cafedgi s'était empoisonné avec son
maître, et il commençait à ressentir les premières
atteintes du mal. Mais nous avions deux fusils par
personne et des cartouches à discrétion, tandis que
les ennemis ne possédaient d'armes et de munitions
que ce qu'ils portaient sur eux. Ils avaient
l'avantage du nombre et du terrain. Nous ne savions
pas précisément combien ils comptaient d'hommes
valides, mais il fallait s'attendre à vingt-cinq ou
trente assaillants. Je n'ai plus besoin de vous
décrire la place assiégée : vous la connaissez depuis
longtemps. Croyez cependant que l'aspect des lieux
avait bien changé depuis le jour où j'y déjeunai

page 266

pour la première fois, sous l'oeil du *Corfiote,
entre *Mme *Simons et *Mary-*Ann. Nos beaux arbres
avaient les racines en l'air, et le rossignol était
loin. Ce qu'il vous importe de savoir, c'est que
nous étions défendus à droite et à gauche par des
rochers inaccessibles, même à l'ennemi. Il nous
attaquait d'en haut par le cabinet du roi, et il
nous surveillait au bas du ravin. D'un côté ses feux
plongeaient sur nous ; de l'autre, nous plongions
sur ses sentinelles, mais à si longue portée que
c'était jeter la poudre aux moineaux.
Si *Coltzida et ses compagnons avaient eu la
moindre notion de la guerre, c'était fait de nous.
Il fallait enlever la barricade, entrer de vive
force, nous acculer contre un mur ou nous culbuter
dans le ravin. Mais l'imbécile, qui avait plus de
deux hommes contre un, s'avisa de ménager ses
munitions et de placer en tirailleurs vingt
maladroits qui ne savaient pas tirer. Les nôtres
n'étaient pas beaucoup plus habiles. Cependant,
mieux commandés et plus sages, ils cassèrent bel et
bien cinq têtes avant la tombée de la nuit. Les
combattants se connaissaient tous par leurs noms. Ils
s'interpellaient de loin à la façon des héros
d'*Homère. L'un essayait de convertir l'autre en
le couchant en joue, l'autre ripostait par une balle
et par un raisonnement. Le combat n'était qu'une
discussion armée où de temps en temps la poudre
disait son mot.

page 267

Pour moi, étendu dans un coin, à l'abri des
balles, j'essayais de défaire mon fatal ouvrage et
de rappeler à la vie le pauvre roi des montagnes.
Il souffrait cruellement ; il se plaignait d'une soif
ardente et d'une vive douleur dans l'épigastre. Ses
mains et ses pieds glacés se contractaient avec
violence. Le pouls était rare, la respiration
haletante. Son estomac semblait lutter contre un
bourreau intérieur sans parvenir à l'expulser.
Cependant son esprit n'avait rien perdu de sa
vivacité et de sa présence ; son regard vif et
pénétrant cherchait à l'horizon la rade de *Salamine
et la prison flottante de *Photini.
Il me dit, en crispant sa main autour de la
mienne : " guérissez-moi, mon cher enfant ! Vous êtes
docteur, vous devez me guérir. Je ne vous reproche
pas ce que vous m'avez fait ; vous étiez dans votre
droit ; vous aviez raison de me tuer, car je jure
que, sans votre ami *Harris, je ne vous aurais pas
manqué ! N'y a-t-il rien pour éteindre le feu qui me
brûle ? Je ne tiens pas à la vie, allez ; j'ai bien
assez vécu ; mais, si je meurs, ils vous tueront, et
ma pauvre *Photini sera égorgée. Je souffre. Tâtez
mes mains ; il me semble qu'elles ne sont déjà plus
à moi. Mais croyez-vous que cet américain ait le
coeur d'exécuter ses menaces ? Qu'est-ce que vous
me disiez tout à l'heure ? *Photini l'aime ! La
malheureuse ! Je l'avais élevée pour devenir la
femme

page 268

d'un roi. J'aimerais mieux la voir morte que...
non, je suis bien aise, après tout, qu'elle ait de
l'amour pour ce jeune homme. Il aura pitié d'elle
peut-être. Qu'êtes-vous pour lui ? Un ami, rien de
plus. Vous n'êtes même pas son compatriote. On a
des amis tant qu'on veut ; on ne trouve pas deux
femmes comme *Photini. Moi, j'étranglerais bien
tous mes amis si j'y trouvais mon compte, mais
jamais je ne tuerais une femme qui aurait de l'amour
pour moi. Si du moins il savait combien elle est
riche ! Les américains sont des hommes positifs, au
moins on le dit. Mais la pauvre innocente ne
connaît pas sa fortune. J'aurais dû l'avertir.
Maintenant, comment lui faire savoir qu'elle aura
quatre millions de dot ? Nous sommes prisonniers
d'un *Coltzida ! Guérissez-moi donc, par tous les
saints du paradis, que j'écrase cette vermine ! "
je ne suis pas médecin, et je sais de toxicologie le
peu qu'on en apprend dans les traités élémentaires ;
cependant je me rappelai que l'empoisonnement
par l'arsenic se guérit par une méthode qui
ressemble un peu à celle du docteur *Sangrado. Je
chatouillai l'oesophage du malade pour délivrer son
estomac du fardeau qui le torturait. Mes doigts lui
servirent d'émétique, et bientôt j'eus lieu d'espérer
que le poison était en grande partie expulsé. Les
phénomènes de réaction se produisirent ensuite ; la
peau devint brûlante, le pouls accéléra sa marche,

page 269

la face se colora, les yeux s'injectèrent de filets
rouges. Je lui demandai si un de ses hommes
serait assez adroit pour le saigner. Il se banda le
bras lui-même et il s'ouvrit tranquillement une
veine, au bruit de la fusillade et au milieu des
balles perdues qui venaient l'éclabousser. Il jeta
par terre une bonne livre de sang et me demanda d'une
voix douce et tranquille ce qui lui restait à faire.
Je lui ordonnai de boire, et de boire encore, et de
boire toujours, jusqu'à ce que les dernières
parcelles de l'arsenic fussent emportées par le
torrent de la boisson. Tout justement, l'outre de
vin blanc qui avait causé la mort de *Vasile était
encore dans la chambre. Ce vin étendu d'eau servit
à rendre la vie au roi. Il m'obéit comme un enfant.
Je crois même que, la première fois que je lui
tendis la coupe, sa pauvre vieille majesté
souffrante s'empara de ma main pour la baiser.
Vers dix heures du soir il allait mieux, mais son
cafedgi était mort. Le pauvre diable ne put ni se
défaire du poison ni se réchauffer. On le lança dans
le ravin, du haut de la cascade. Tous nos
défenseurs paraissaient en bon état, sans une
blessure, mais affamés comme des loups en décembre.
Quant à moi, j'étais à jeun depuis vingt-quatre
heures, et mon estomac criait famine. L'ennemi,
pour nous braver, passa la nuit à boire et à manger
sur nos têtes. Il nous lançait des os de mouton et
des outres

page 270

vides. Les nôtres ripostaient par quelques coups de
fusil, au jugé. Nous entendions distinctement les
cris de joie et les cris de mort. *Coltzida était
ivre ; les blessés et les malades hurlaient
ensemble ; *Moustakas ne cria pas longtemps. Le
tumulte me tint éveillé toute la nuit auprès du vieux
roi. Ah ! Monsieur, que les nuits semblent longues
à celui qui n'est pas sûr du lendemain !
La matinée du mardi fut sombre et pluvieuse. Le
ciel se brouilla au lever du soleil, et une pluie
grisâtre s'abattit avec impartialité sur nos amis
et nos ennemis. Mais si nous étions assez éveillés
pour préserver nos armes et nos cartouches, l'armée
du général *Coltzida n'avait pas pris les mêmes
précautions. Le premier engagement fut tout à notre
honneur. L'ennemi se cachait mal, et tirait d'une
main avinée. La partie me parut si belle que je
pris un fusil comme les autres. Ce qui en advint,
je vous l'écrirai dans quelques années, si je me fais
recevoir médecin. Je vous ai déjà avoué assez de
meurtres pour un homme qui n'en fait pas son état.
*Hadgi-*Stavros voulut suivre mon exemple ; mais
ses mains lui refusaient le service ; il avait les
extrémités enflées et douloureuses, et je lui
annonçai avec ma franchise ordinaire que cette
incapacité de travail durerait peut-être aussi
longtemps que lui.
Sur les neuf heures, l'ennemi, qui semblait fort
attentif à nous répondre, nous tourna brusquement

page 271

le dos. J'entendis une fusillade effrénée qui ne
s'adressait pas à nous, et j'en conclus que maître
*Coltzida s'était laissé surprendre par derrière.
Quel était l'allié inconnu qui nous servait si bien ?
était-il prudent d'opérer une jonction et de démolir
nos barricades ? Je ne demandais pas autre chose,
mais le roi rêvait à la troupe de ligne et
*Tambouris mordait sa moustache. Tous nos doutes
furent bientôt aplanis. Une voix qui ne m'était pas
inconnue cria : all right ! trois jeunes gens
armés jusqu'aux dents s'élancèrent comme des tigres,
franchirent la barricade et tombèrent au milieu
de nous. *Harris et *Lobster tenaient dans chaque
main un revolver à six coups. *Giacomo brandissait
un fusil de munition, la crosse en l'air, comme une
massue : c'est ainsi qu'il entend l'emploi des armes
à feu.
Le tonnerre, en tombant dans la chambre, eût
produit un effet moins magique que l'entrée de ces
hommes qui distribuaient des balles à poignées et
qui semblaient avoir de la mort plein les mains. Mes
trois commensaux, ivres de bruit, de mouvement et
de victoire, n'aperçurent ni *Hadgi-*Stavros ni moi ;
ils ne virent que des hommes à tuer, et *Dieu sait
s'ils allèrent vite en besogne. Nos pauvres
champions, étonnés, éperdus, furent hors de combat
sans avoir eu le temps de se défendre ou de se
reconnaître. Moi-même, qui aurais voulu leur sauver
la vie, j'eus beau crier dans mon coin ; ma voix

page 272

était couverte par le bruit de la poudre et par les
exclamations des vainqueurs. *Dimitri, tapi entre
*Hadgi-*Stavros et moi, joignait vainement sa voix à
la mienne. *Harris, *Lobster et *Giacomo tiraient,
couraient, frappaient, en comptant les coups,
chacun dans sa langue.
one ! disait *Lobster.
two ! répondait *Harris.
tre ! Quatro ! Cinque ! hurlait *Giacomo. Le
cinquième fut *Tambouris. Sa tête éclata sous le
fusil comme une noix fraîche sous une pierre. La
cervelle jaillit aux alentours et le corps s'affaissa
dans la fontaine comme un paquet de haillons qu'une
blanchisseuse jette au bord de l'eau. Mes amis
étaient beaux à voir dans leur travail
épouvantable. Ils tuaient avec ivresse, ils se
complaisaient dans leur justice. Le vent et la
course avaient emporté leurs coiffures ; leurs
cheveux flottaient en arrière ; leurs regards
étincelaient d'un éclat si meurtrier, qu'il
était difficile de discerner si la mort partait de
leurs yeux ou de leurs mains. On eût dit que la
destruction s'était incarnée dans cette trinité
haletante. Lorsque tout fut aplani autour d'eux et
qu'ils ne virent plus d'autres ennemis que trois
ou quatre blessés rampant sur le sol, ils
respirèrent. *Harris fut le premier qui se souvint de
moi. *Giacomo n'avait qu'un souci : il ne savait
pas si, dans le nombre, il avait cassé la tête
d'*Hadgi-*Stavros.

page 273

*Harris cria de toutes ses forces : " *Hermann,
où êtes-vous ? "
-ici ! " répondis-je ; et les trois destructeurs
accoururent à ma voix.
Le roi des montagnes, tout faible qu'il était,
appuya une main sur mon épaule, s'adossa au rocher,
regarda fixement ces hommes qui n'avaient tué tant
de monde que pour arriver jusqu'à lui, et leur dit
d'une voix ferme : " je suis *Hadgi-*Stavros. "
vous savez si mes amis attendaient depuis
longtemps l'occasion de châtier le vieux pallicare.
Ils s'étaient promis sa mort comme une fête. Ils
avaient à venger les filles de *Mistra, mille autres
victimes, et moi, et eux-mêmes. Et cependant je n'eus
pas besoin de leur retenir le bras. Il y avait un
tel reste de grandeur dans ce héros en ruines que
leur colère tomba d'elle-même et fit place à
l'étonnement. Ils étaient jeunes tous les trois, et
dans cet âge où l'on ne trouve plus ses armes devant
un ennemi désarmé. Je leur appris en quelques mots
comment le roi m'avait défendu contre toute sa
bande, tout mourant qu'il était, et le jour même
où je l'avais empoisonné. Je leur expliquai la
bataille qu'ils avaient interrompue, les barricades
qu'ils venaient de franchir, et cette guerre étrange
où ils étaient intervenus pour tuer nos
défenseurs.
" tant pis pour eux ! Dit *John *Harris. Nous
portions,

page 274

comme la justice, un bandeau sur les yeux.
Si les drôles ont eu un bon mouvement avant de
mourir, on leur en tiendra compte là-haut ; je ne
m'y oppose pas.
-quant au secours dont nous vous avons privé,
dit *Lobster, ne vous en mettez pas en peine. Avec
deux revolvers dans les mains et deux autres dans
les poches, nous valons chacun vingt-quatre
hommes. Nous avons tué ceux-ci ; les autres n'ont
qu'à revenir ! N'est-il pas vrai, *Giacomo ?
-moi, dit le maltais, j'assommerais une armée
de taureaux : je suis en veine ! Et dire qu'on est
réduit à cacheter des lettres avec ces deux
poignets-là ! "
cependant l'ennemi, revenu de sa stupeur, avait
recommencé le siége. Trois ou quatre brigands
avaient allongé le nez par-dessus nos remparts et
aperçu le carnage. *Coltzida ne savait que penser de
ces trois fléaux qu'il avait vus frapper
aveuglément sur ses amis et ses ennemis ; mais il
conjectura que le fer ou le poison l'avait délivré du
roi des montagnes. Il ordonna de démolir
prudemment nos ouvrages de défense. Nous étions hors
de vue, abrités contre un mur, à dix pas de
l'escalier. Le bruit des matériaux qui croulaient
avertit mes amis de recharger leurs armes.
*Hadgi-*Stavros les laissa faire. Il dit ensuite
à *John *Harris :
" où est *Photini ?

page 275

-à mon bord.
-vous ne lui avez pas fait de mal ?
-est-ce que j'ai pris de vos leçons pour torturer
les jeunes filles ?
-vous avez raison ; je suis un misérable
vieillard ; pardonnez-moi. Promettez-moi de lui faire
grâce !
-que diable voulez-vous que je lui fasse ?
Maintenant que j'ai retrouvé *Hermann, je vous la
rendrai quand vous voudrez.
-sans rançon ?
-vieille bête !
-vous allez voir, dit le roi, si je suis une
vieille bête. "
il passa le bras gauche autour du cou de *Dimitri,
il étendit sa main crispée et tremblante vers la
poignée de son sabre, tira péniblement la lame hors
du fourreau, et marcha vers l'escalier où les
insurgés de *Coltzida s'aventuraient en hésitant.
Ils reculèrent à sa vue, comme si la terre se fût
ouverte pour laisser passer le grand juge des
enfers. Ils étaient quinze ou vingt, tous armés :
aucun d'eux n'osa ni se défendre, ni s'excuser,
ni fuir. Ils tremblaient sur leurs jambes devant
la face terrible du roi ressuscité. *Hadgi-*Stavros
marcha droit à *Coltzida qui se cachait, plus
pâle et plus glacé que tous les autres. Il jeta
le bras en arrière par un effort impossible à
mesurer, et d'un seul coup trancha

page 276

cette tête ignoble d'épouvante. Le tremblement
le reprit ensuite. Il laissa tomber son sabre le long
du cadavre et ne daigna point le ramasser.
" marchons, dit-il, j'emporte mon fourreau vide.
La lame n'est plus bonne à rien, ni moi non plus :
j'ai fini. "
ses anciens compagnons s'approchèrent de lui
pour lui demander grâce. Quelques-uns le
supplièrent de ne point les abandonner ; ils ne
savaient que devenir sans lui. Il ne les honora pas
d'un seul mot de réponse. Il nous pria de le
conduire à *Castia pour prendre des chevaux, et à
*Salamine pour chercher *Photini.
Les brigands nous laissèrent partir sans
résistance. Au bout de quelques pas, mes amis
s'aperçurent que je me traînais avec peine ;
*Giacomo me soutint ; *Harris s'informa si j'étais
blessé. Le roi me lança un regard suppliant : pauvre
homme ! Je contai à mes amis que j'avais tenté une
évasion périlleuse, et que mes pieds s'en étaient
mal trouvés. Nous descendîmes lentement les sentiers
de la montagne les cris des blessés et la voix
des bandits qui délibéraient sur place, nous
poursuivirent à un demi-quart de lieue. à mesure
que nous approchions du village, le temps se
remettait, les chemins séchaient sous nos pas. Le
premier rayon du soleil me parut bien beau.
*Hadgi-*Stavros prêtait peu d'attention au monde
extérieur : il regardait en lui-même.

page 277

C'est quelque chose que de rompre avec
une habitude de cinquante ans.
Aux premières maisons de *Castia, nous fîmes la
rencontre du moine qui portait un essaim dans un
sac. Il nous présenta ses civilités et s'excusa de
n'être point venu nous voir depuis la veille. Les
coups de fusil lui avaient fait peur. Le roi le
salua de la main et passa outre.
Les chevaux de mes amis les attendaient avec leur
guide auprès de la fontaine. Je demandai comment
ils avaient quatre chevaux. Ils m'apprirent que
*M *Mérinay faisait partie de l'expédition, mais
qu'il était descendu de cheval pour considérer une
pierre curieuse, et qu'il n'avait point reparu.
*Giacomo *Fondi me porta sur ma selle, toujours à
bras tendu : c'était plus fort que lui. Le roi, aidé
de *Dimitri, se hissa péniblement sur la sienne.
*Harris et son neveu sautèrent à cheval ; le
maltais, *Dimitri et le guide nous précédèrent à
pied.
Chemin faisant, je m'approchai de *Harris, et il
me raconta comment la fille du roi était tombée en
son pouvoir.
" figurez-vous, me dit-il, que j'arrivais de ma
croisière, assez content de moi, et tout fier d'avoir
coulé une demi-douzaine de pirates. Je mouille au
*Pirée le dimanche à six heures, je descends à terre,
et comme il y avait huit jours que je vivais
en tête-à-tête avec mon état-major, je me promettais
une

page 278

petite débauche de conversation. J'arrête un fiacre
sur le port, et je le prends pour la soirée. Je
tombe chez *Christodule au milieu d'une
consternation générale : je n'aurais jamais cru que
tant d'ennui pût tenir dans la maison d'un pâtissier.
Tout le monde était réuni pour souper, *Christodule,
*Maroula, *Dimitri, *Giacomo, *William,
*M *Mérinay et la petite fille des dimanches, plus
endimanchée que jamais. *William me conta votre
affaire. Si j'ai poussé de beaux cris, inutile de
vous le dire. J'étais furieux contre moi de n'avoir
pas été là. Le petit m'assure qu'il a fait tout ce
qu'il a pu. Il a battu toute la ville pour
quinze mille francs, mais ses parents lui ont
ouvert un crédit fort limité ; bref, il n'a pas
trouvé la somme. Il s'est adressé, en désespoir de
cause, à *M *Mérinay ; mais le doux *Mérinay prétend
que tout son argent est prêté à des amis intimes,
loin d'ici, bien loin ; plus loin que le bout du
monde.
" hé ! Morbleu ! Dis-je à *Lobster, c'est en
monnaie de plomb qu'il faut payer le vieux scélérat.
à quoi te sert-il d'être plus adroit que
*Nemrod, si ton talent n'est bon qu'à écorner la
prison de *Socrate ? Il faut organiser une chasse
aux pallicares ! J'ai refusé dans le temps un
voyage dans l'*Afrique centrale, et j'en suis encore
aux regrets. C'est double plaisir de tirer un gibier
qui se défend. Fais provision de poudre et de balles,
et demain matin nous entrons en campagne. "
*William mord à l'hameçon,

page 279

*Giacomo donne un grand coup de poing sur la table :
vous connaissez les coups de poing de *Giacomo. Il
jure de nous accompagner, pourvu qu'on lui
procure un fusil à un coup. Mais le plus enragé de
tous était *M *Mérinay. Il voulait teindre ses mains
dans le sang des coupables. On accepta ses services,
mais j'offris de lui acheter le gibier qu'il
rapporterait. Il enflait sa petite voix de la façon
la plus comique, et disait, en montrant ses poings
de demoiselle, qu'*Hadgi-*Stavros aurait affaire à
lui.
" moi, je riais de bon coeur, d'autant plus qu'on
est toujours gai la veille d'une bataille. *Lobster
devint tout guilleret à l'idée de montrer aux
brigands les progrès qu'il avait faits. *Giacomo
ne se tenait pas de joie ; les coins de sa bouche lui
entraient dans les oreilles ; il cassait ses
noisettes avec la figure d'un casse-noisette de
*Nuremberg. *M *Mérinay avait des rayons autour de la
tête. Ce n'était plus un homme, mais un feu
d'artifice.
" excepté nous, tous les convives avaient des
mines d'une aune. La grosse pâtissière se confondait
en signes de croix ; *Dimitri levait les yeux au
ciel, le lieutenant de la phalange nous conseillait
d'y regarder à deux fois avant de nous frotter au
roi des montagnes. Mais la fille au nez aplati, celle
que vous avez baptisée du nom de crinolina
invariabilis, était plongée dans une douleur
tout à fait plaisante. Elle poussait des soupirs
de fendeur de bois, elle ne mangeait

page 280

que par contenance, et j'aurais pu faire entrer
dans mon oeil gauche tout le souper qu'elle mit dans
sa bouche.
-c'est une brave fille, *Harris.
-brave fille tant que vous voudrez, mais je
trouve que votre indulgence pour elle passe les
bornes. Moi, je n'ai jamais pu lui pardonner ses
robes qui se fourrent obstinément sous les pieds de
ma chaise, l'odeur de patchouli qu'elle répand
auprès de moi, et les regards pâmés qu'elle promène
autour de la table. On dirait, sur ma parole, qu'elle
n'est pas capable de regarder une carafe sans lui
faire les yeux doux. Mais si vous l'aimez telle qu'elle
est, il n'y a rien à dire. Elle partit à neuf heures
pour sa pension ; je lui souhaitai un bon voyage.
Dix minutes après, je serre la main de nos amis,
nous prenons rendez-vous pour le lendemain, je
sors, je réveille mon cocher, et devinez un peu qui
je trouve dans la voiture ? crinolina
invariabilis avec la servante du pâtissier.
" elle appuie un doigt sur sa bouche, je monte
sans rien dire, et nous partons. " *Monsieur *Harris, "
me dit-elle, en assez bon anglais, ma foi !
" *Monsieur *Harris, jurez-moi de renoncer à vos
projets contre le roi des montagnes. "
" je me mets à rire, elle se met à pleurer. Elle
jure que je me ferai tuer ; je réponds que c'est
moi qui tue les autres ; elle s'oppose à ce qu'on
tue

page 281

*Hadgi-*Stavros ; je veux savoir pourquoi, et enfin,
à bout d'éloquence, elle s'écrie, comme au
cinquième acte d'un drame : " c'est mon père ! "
là-dessus, je commence à réfléchir sérieusement : une
fois n'est pas coutume. Je songe qu'il me serait
possible de récupérer un ami perdu sans en risquer
deux ou trois autres, et je dis à la jeune
pallicare :
" votre père vous aime-t-il ?
" -plus que sa vie.
" -vous a-t-il jamais refusé quelque chose ?
" -rien de ce qu'il me faut.
" -et si vous lui écriviez que vous avez besoin
" de *M *Hermann *Schultz, vous l'enverrait-il par
" retour du courrier ?
" -non.
" -vous en êtes sûre ?
" -absolument.
" -alors, mademoiselle, je n'ai plus qu'une
" chose à faire. à brigand, brigand et demi. Je
" vous emporte à bord de la fancy, et je vous
" garde en otage jusqu'au retour d'*Hermann.
" -j'allais vous le proposer, dit-elle. à ce prix,
" papa vous rendra votre ami. "
j'interrompis à ce mot le récit de *John *Harris.
" hé bien, lui dis-je, vous n'admirez pas la pauvre
fille qui vous aime assez pour se livrer entre vos
mains ?
-la belle affaire ! Répondit-il ; elle voulait
sauver son honnête homme de père, et elle savait bien

page 282

qu'une fois la guerre déclarée, nous ne le
manquerions pas. Je lui promis de la traiter avec
tous les égards qu'un galant homme doit à une
femme. Elle pleura jusqu'au *Pirée, je la consolai
comme je pus. Elle murmurait entre ses dents : " je
suis une fille perdue ! " je lui démontrai par a
plus b qu'elle se retrouverait. Je la fis descendre
de voiture, je l'embarquai avec la servante dans
mon grand canot, le même qui nous attend là-bas.
J'écrivis au vieux brigand une lettre catégorique,
et je renvoyai la bonne femme à la ville avec
un petit message pour *Dimitri.
" depuis ce temps, la belle éplorée jouit sans
partage de mon appartement. Ordre de la traiter
comme la fille d'un roi. J'ai attendu jusqu'à lundi
soir la réponse de son père ; puis la patience m'a
manqué ; je suis revenu à ma première idée ; j'ai
pris mes pistolets, j'ai fait signe à nos amis, et
vous savez le reste. Maintenant, à votre tour ! Vous
devez avoir tout un volume à raconter.
-je suis à vous, lui dis-je. Il faut d'abord que
j'aille glisser un mot dans l'oreille
d'*Hadgi-*Stavros. "
je m'approchai du roi des montagnes, et je lui
dis tout bas : " je ne sais pourquoi je vous ai conté
que *Photini aimait *John *Harris. Il fallait que la
peur m'eût tourné la tête. Je viens de causer avec
lui, et je vous jure sur la tête de mon père qu'elle
lui est aussi indifférente que s'il ne lui avait
jamais parlé. "
le vieillard me remercia de la main, et j'allai

page 283

raconter à *John mes aventures avec *Mary-*Ann.
" bravo ! Fit-il. Je trouvais que le roman n'était pas
complet, faute d'un peu d'amour. En voilà
beaucoup, ce qui ne gâte rien.
-excusez-moi, lui dis-je. Il n'y a pas d'amour
dans tout ceci : une bonne amitié d'un côté, un peu
de reconnaissance de l'autre. Mais il ne faut rien de
plus, je pense, pour faire un mariage
raisonnablement assorti.
-épousez, mon ami, et prenez-moi pour témoin
de votre bonheur.
-vous l'avez bien gagné, *John *Harris.
-quand la reverrez-vous ? Je donnerais
beaucoup pour assister à l'entrevue.
-je voudrais lui faire une surprise et la
rencontrer comme par hasard.
-c'est une idée ! Après-demain, au bal de la cour !
Vous êtes invité, moi aussi. La lettre vous attend
sur votre table, chez *Christodule. D'ici là, mon
garçon, il faut rester à mon bord pour vous refaire
un peu. Vos cheveux sont roussis et vos pieds
endommagés : nous avons le temps de remédier à tout. "
il était six heures du soir lorsque le grand canot
de la fancy nous mit tous à bord. On porta le
roi des montagnes jusque sur le pont : il ne se
soutenait plus. *Photini se jeta dans ses bras en
pleurant. C'était beaucoup de voir que tous ceux
qu'elle aimait avaient survécu à la bataille, mais
elle trouva

page 284

son père vieilli de vingt ans. Peut-être aussi
eut-elle à souffrir de l'indifférence de *Harris.
Il la remit au roi avec un sans-façon tout américain
en lui disant : " nous sommes quittes. Vous m'avez
rendu mon ami, je vous restitue mademoiselle.
Donnant, donnant. Les bons comptes font les bons amis.
Et maintenant, auguste vieillard, sous quel climat
béni du ciel irez-vous chercher qui vous pende ?
Vous n'êtes pas homme à vous retirer des affaires !
-excusez-moi, répondit-il avec une certaine
hauteur : j'ai dit adieu au brigandage, et pour
toujours. Que ferais-je dans la montagne ? Tous mes
hommes sont morts, blessés ou dispersés. J'en
pourrais lever d'autres ; mais ces mains qui ont
fait ployer tant de têtes me refusent le service.
C'est aux jeunes à prendre ma place ; mais je les
défie d'égaler ma fortune et ma renommée. Que vais-je
faire de ce restant de vieillesse que vous m'avez
laissé ? Je n'en sais rien encore ; mais soyez sûrs
que mes derniers jours seront bien remplis. J'ai
ma fille à établir, mes mémoires à dicter. Peut-être
encore, si les secousses de cette semaine n'ont pas
trop fatigué mon cerveau, consacrerai-je au service
de l'état mes talents et mon expérience. Que *Dieu
me donne la santé de l'esprit : avant six mois je
serai président du conseil des ministres.

page 285

VIII le bal de la cour :
le jeudi 15 mai, à six heures du soir, *John
*Harris, en grand uniforme, me ramena chez
*Christodule. Le pâtissier et sa femme me firent
fête, non sans pousser quelques soupirs à l'adresse
du roi des montagnes. Pour moi, je les embrassai de
bon coeur. J'étais heureux de vivre, et je ne voyais
partout que des amis. Mes pieds étaient guéris, mes
cheveux coupés, mon estomac satisfait. *Dimitri
m'assura que *Mme *Simons, sa fille et son frère
étaient invités au bal de la cour, et que la
blanchisseuse venait de porter une robe à l'hôtel
des étrangers. Je jouissais par avance de la surprise
et de la joie de *Mary-*Ann. *Christodule m'offrit
un verre de vin de *Santorin. Dans ce breuvage
adorable, je crus boire la liberté, la richesse et le
bonheur. Je montai l'escalier de ma chambre ; mais,
avant d'entrer chez moi, je crus devoir frapper à
la porte de *M *Mérinay. Il me reçut au milieu d'une

page 286

bagarre de livres et de papiers. " cher monsieur,
me dit-il, vous voyez un homme perdu de travail.
J'ai trouvé au-dessus du village de *Castia une
inscription antique qui m'a privé du plaisir de
combattre pour vous et qui, depuis deux jours, me
met à la torture. Elle est absolument inédite, je
viens de m'en assurer. Personne ne l'a vue avant
moi ; j'aurai l'honneur de la découverte ; je compte
y attacher mon nom. La pierre est un petit
monument de calcaire coquillier, haut de 35
centimètres sur 22 et planté par hasard au bord du
chemin. Les caractères sont de la bonne époque et
sculptés dans la perfection. Voici l'inscription,
telle que je l'ai copiée sur mon carnet.
St XXII
MDCCCLI
" si je parviens à l'expliquer, ma fortune est faite.
Je serai membre de l'académie des inscriptions et
belles-lettres de *Pont-*Audemer ! Mais la tâche est
longue et difficile. L'antiquité garde ses secrets
avec un soin jaloux. Je crains bien d'être tombé
sur un monument relatif aux mystères d'*éleusis.
En ce cas, il y aurait peut-être deux interprétations
à trouver, l'une vulgaire ou démotique, l'autre
sacrée ou hiératique. Il faudra que vous me donniez
votre avis.
-mon avis, lui répondis-je, est celui d'un
ignorant.

page 287

Je pense que vous avez découvert une borne
comme on en voit beaucoup le long des chemins, et
que l'inscription qui vous a donné tant de peine
pourrait sans nul inconvénient se traduire ainsi :
" stade 22, 1851. " bonsoir, cher *Monsieur *Mérinay ;
je vais écrire à mon père, et endosser mon
bel habit rouge. "
ma lettre à mes parents fut une ode, un hymne,
un chant de bonheur. L'ivresse de mon coeur
coulait sur le papier entre les deux becs de ma
plume. J'invitai la famille à mon mariage, sans
oublier la bonne tante *Rosenthaler. Je priai mon
père de vendre au plus tôt son auberge, dût-il la
donner à vil prix. J'exigeai que *Frantz et
*Jean-*Nicolas quittassent le service ; j'adjurai mes
autres frères de changer d'état. Je prenais tout
sur moi ; je me chargeais de l'avenir de tous les
nôtres. Sans perdre un seul moment, je cachetai la
dépêche et je la fis porter par un exprès au *Pirée,
à bord d'un vapeur du *Lloyd autrichien qui partait
le vendredi matin, à six heures. " de cette façon,
me disais-je, ils jouiront de mon bonheur presque
aussitôt que moi. "
à neuf heures moins un quart, heure militaire,
j'entrais au palais avec *John *Harris. Ni *Lobster,
ni *M *Mérinay, ni *Giacomo n'étaient invités.
Mon tricorne avait un reflet imperceptiblement
roussâtre ; mais, à la clarté des bougies, ce petit
défaut ne s'apercevait pas. Mon épée était trop
courte de sept

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ou huit centimètres ; mais qu'importe ? Le courage
ne se mesure pas à la longueur de l'épée, et j'avais,
sans vanité, le droit de passer pour un héros.
L'habit rouge était juste ; il me gênait sous les
bras, et le parement des manches arrivait assez loin
de mes poignets ; mais la broderie faisait bien,
comme papa l'avait prophétisé.
La salle de bal, décorée avec un certain goût et
splendidement éclairée, se divisait en deux camps.
D'un côté étaient les fauteuils réservés aux dames,
derrière le trône du roi et de la reine ; de l'autre
étaient les chaises destinées au sexe laid.
J'embrassai d'un coup d'oeil avide l'espace occupé
par les dames. *Mary-*Ann n'y était pas encore.
à neuf heures, je vis entrer le roi et la reine
précédés de la grande maîtresse, du maréchal du
palais, des aides de camp, des dames d'honneur et
des officiers d'ordonnance, parmi lesquels on me
montra *M *George *Micrommatis. Le roi était
magnifiquement vêtu en pallicare, et la reine portait
une toilette admirable, dont les élégances exquises
ne pouvaient venir que de *Paris. Le luxe des
toilettes et l'éclat des costumes nationaux ne
m'éblouirent pas au point de me faire oublier
*Mary-*Ann. J'avais les yeux fixés sur la porte,
et j'attendais.
Les membres du corps diplomatique et les
principaux invités se rangèrent en cercle autour
du roi et de la reine, qui leur distribuèrent des
paroles

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aimables durant une demi-heure environ. J'étais
au dernier rang, avec *John *Harris. Un officier
placé devant nous se recula si maladroitement qu'il
me marcha sur le pied et m'arracha un cri. Il
retourna la tête, et je reconnus le capitaine
*Périclès, tout fraîchement décoré de l'ordre du
sauveur. Il me fit ses excuses et me demanda de mes
nouvelles. Je ne pus m'empêcher de lui répondre que
ma santé ne le regardait pas. *Harris, qui savait
mon histoire de bout en bout, dit poliment au
capitaine :
" n'est-ce pas à *M *Périclès que j'ai l'honneur de
parler ?
-à lui-même.
-je suis charmé de la rencontre. Seriez-vous
assez aimable pour m'accompagner un instant dans
le salon de jeu ? Il est encore désert, et nous y
serons seuls.
-à vos ordres, monsieur. "
*M *Périclès, plus pâle qu'un soldat qui sort de
l'hôpital, nous suivit en souriant. Arrivé, il fit
face à *John *Harris, et lui dit : " monsieur,
j'attends votre bon plaisir. "
pour toute réponse, *Harris lui arracha sa croix
avec le ruban neuf, et la mit dans sa poche en
disant : " voilà, monsieur, tout ce que j'avais à vous
dire.
-monsieur ! Cria le capitaine en faisant un pas
en arrière.

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-point de bruit, monsieur, je vous en prie. Si
vous tenez à ce joujou, veuillez l'envoyer prendre
chez *M *John *Harris, commandant de la fancy,
par deux de vos amis.
-monsieur, reprit *Périclès, je ne sais de quel
droit vous me prenez une croix dont la valeur est
de quinze francs, et que je serai forcé de remplacer
à mes frais.
-qu'à cela ne tienne, monsieur ; voici un
souverain à l'effigie de la reine d'*Angleterre :
quinze francs pour la croix, dix pour le ruban. S'il
restait quelque chose, je vous prierais de le boire
à ma santé.
-monsieur, dit l'officier en empochant la pièce,
je n'ai plus qu'à vous remercier. " il nous salua
sans ajouter un mot, mais ses yeux ne promettaient
rien de bon.
" mon cher *Hermann, me dit *Harris, vous ferez
prudemment de quitter ce pays le plus tôt possible
avec votre future. Ce gendarme m'a l'air d'un
brigand fini. Quant à moi, je resterai huit jours,
pour lui laisser le temps de me rendre la monnaie de
ma pièce ; après quoi, je suivrai l'ordre qui
m'envoie dans les mers du *Japon.
-je suis bien fâché, lui répondis-je, que votre
vivacité vous ait emporté si loin. Je ne voulais pas
sortir de *Grèce sans un exemplaire ou deux de la
boryana variabilis. j'en avais un incomplet,
sans

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les racines, et je l'ai oublié là-haut avec ma boîte
de fer-blanc.
-laissez un dessin de votre plante à *Lobster ou
à *Giacomo. Ils feront un pèlerinage à votre
intention dans la montagne. Mais, pour dieu !
Hâtez-vous de mettre votre bonheur en sûreté ! "
en attendant, mon bonheur n'arrivait pas au
bal, et je me tuais les yeux à dévisager toutes les
danseuses. Vers minuit, je perdis l'espérance. Je
sortis du grand salon, et je me plantai
mélancoliquement devant une table de whist où
quatre joueurs habiles faisaient courir les cartes
avec une dextérité admirable. Je commençais à
m'intéresser à ce jeu d'adresse, lorsqu'un éclat
de rire argentin me fit bondir le coeur. *Mary-*Ann
était là derrière moi. Je ne la voyais pas, et je
n'osais me retourner vers elle, mais je la sentais
présente, et la joie me serrait la gorge à
m'étouffer. Ce qui causait son hilarité, je ne l'ai
jamais su. Peut-être quelque costume ridicule : on
en rencontre en tout pays dans les bals officiels.
L'idée me vint que j'avais une glace devant
moi. Je levai les yeux, et je la vis sans être vu,
entre sa mère et son oncle, plus belle et plus
radieuse que le jour où elle m'était apparue pour la
première fois. Un triple collier de perles
caressantes ondulait mollement autour de son cou et
suivait le doux contour de ses épaules divines. Ses
beaux yeux scintillaient au feu des bougies, ses

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dents riaient avec une grâce inexprimable, la
lumière jouait comme une folle dans la forêt de ses
cheveux. Sa toilette était celle de toutes les jeunes
filles ; elle ne portait pas, comme *Mme *Simons, un
oiseau de paradis sur la tête, mais elle n'en était
que plus belle ; sa jupe était relevée par quelques
bouquets de fleurs naturelles ; elle avait des fleurs
au corsage et dans les cheveux, et quelles fleurs,
monsieur ? Je vous le donne en mille. Moi, je
pensai mourir de joie en reconnaissant sur elle la
boryana variabilis. tout me tombait du ciel en
même temps. Y a-t-il rien de plus doux que
d'herboriser dans les cheveux de celle qu'on aime ?
J'étais le plus heureux des hommes et des
naturalistes ! L'excès du bonheur m'entraîna
par-dessus toutes les bornes des convenances. Je me
retournai brusquement vers elle, je lui tendis les
mains, je criai :
" *Mary-*Ann ! C'est moi ! "
le croiriez-vous, monsieur ? Elle recula comme
épouvantée, au lieu de tomber dans mes bras.
*Mme *Simons leva si haut la tête qu'il me sembla que
son oiseau de paradis s'envolait au plafond. Le
vieux monsieur me prit par la main, me conduisit
à l'écart, m'examina comme une bête curieuse et
me dit : " monsieur, êtes-vous présenté à ces
dames ?
-il s'agit bien de tout cela, mon digne
*Monsieur *Sharper ! Mon cher oncle ? Je suis
*Hermann !

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*Hermann *Schultz ! Leur compagnon de captivité !
Leur sauveur ! Ah ! J'en ai vu de belles, allez !
Depuis leur départ. Je vous conterai tout cela chez
nous.
- yes, yes, répondit-il. Mais la coutume anglaise,
monsieur, exige absolument qu'on soit présenté
aux dames avant de leur raconter des histoires.
-mais puisqu'elles me connaissent, mon bon
et excellent *Monsieur *Sharper ! Nous avons dîné
plus de dix fois ensemble ! Je leur ai rendu un
service de cent mille francs ! Vous le savez bien ?
Chez le roi des montagnes ?
- yes, yes ; mais vous n'êtes pas présenté.
-mais vous ne savez donc pas que je me suis
exposé à mille morts pour ma chère *Mary-*Ann ?
-fort bien ; mais vous n'êtes pas présenté.
-enfin, monsieur, je dois l'épouser ; sa mère
l'a permis. Ne vous a-t-on pas dit que je devais me
marier avec elle ?
-pas avant d'être présenté.
-présentez-moi donc vous-même !
- yes, yes ; mais il faut d'abord vous faire
présenter à moi.
-attendez ! "
je courus comme un fou à travers le bal, je
heurtai plus de six groupes de valseurs ; mon épée
s'embarrassa dans mes jambes, je glissai sur le
parquet et je tombai scandaleusement de toute ma
longueur. Ce fut *John *Harris qui me releva.

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" que cherchez-vous ? Dit-il.
-elles sont ici, je les ai vues : je vais épouser
*Mary-*Ann ; mais il faut d'abord que je leur sois
présenté. C'est la mode anglaise. Aidez-moi ! Où
sont-elles ? N'avez-vous pas vu une grande femme
coiffée d'un oiseau de paradis ?
-oui, elle vient de quitter le bal avec une bien
jolie fille.
-quitter le bal ! Mais, mon ami, c'est la mère
de *Mary-*Ann !
-calmez-vous, nous la retrouverons. Je vous
ferai présenter par le ministre d'*Amérique.
-c'est cela. Je vais vous montrer mon oncle
*Edward *Sharper. Je l'ai laissé ici. Où diable
s'est-il sauvé ? Il ne saurait être bien loin ! "
l'oncle *Edward avait disparu. J'entraînai le
pauvre *Harris jusque sur la place du palais, devant
l'hôtel des étrangers. L'appartement de *Mme *Simons
était éclairé. Au bout de quelques minutes, les
lumières s'éteignirent. Tout le monde était au lit.
" faisons comme eux, dit *Harris. Le sommeil
vous calmera. Demain, entre une heure et deux,
j'arrangerai vos affaires. "
je passai une nuit pire que les pires nuits de ma
captivité. *Harris dormit avec moi, c'est-à-dire ne
dormit pas. Nous entendions les voitures du bal qui
descendaient la rue d'*Hermès avec leurs cargaisons
d'uniformes et de toilettes. Sur les cinq heures, la

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fatigue me ferma les yeux. Trois heures après,
*Dimitri entra dans ma chambre en disant : " grandes
nouvelles !
-quoi ?
-vos anglaises viennent de partir.
-pour où ?
-pour *Trieste.
-malheureux ! En es-tu bien sûr ?
-c'est moi qui les ai conduites au bateau.
-mon pauvre ami, dit *Harris en me serrant les
mains, la reconnaissance s'impose, mais l'amour ne
se commande pas.
-hélas ! " fit *Dimitri. Il y avait de l'écho dans
le coeur de ce garçon.
Depuis ce jour, monsieur, j'ai vécu comme les
bêtes, buvant, mangeant et humant l'air. J'ai
expédié mes collections à *Hambourg sans une seule
fleur de boryana variabilis. mes amis m'ont
conduit au bateau français le lendemain du bal. Ils
ont trouvé prudent de faire le voyage pendant la
nuit, de peur de rencontrer les soldats de
*M *Périclès. Nous sommes arrivés sans encombre au
*Pirée ; mais à vingt-cinq brasses du rivage une
demi-douzaine de fusils invisibles ont chanté tout
près de nos oreilles. C'était l'adieu du joli
capitaine et de son beau pays.
J'ai parcouru les montagnes de *Malte, de la
*Sicile et de l'*Italie, et mon herbier s'est enrichi
plus que

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moi. Mon père, qui avait eu le bon esprit de garder
son auberge, m'a fait savoir, à *Messine, que mes
envois étaient appréciés là-bas. Peut-être
trouverai-je une place en arrivant ; mais je me suis
fait une loi de ne plus compter sur rien.
*Harris est en route pour le *Japon. Dans un an ou
deux, j'espère avoir de ses nouvelles. Le petit
*Lobster m'a écrit à *Rome, il s'exerce toujours à
tirer le pistolet. *Giacomo continue à cacheter des
lettres le jour et à casser des noisettes le soir.
*M *Mérinay a trouvé pour sa pierre une nouvelle
interprétation, bien plus ingénieuse que la mienne.
Son grand travail sur *Démosthène doit s'imprimer
un jour ou l'autre. Le roi des montagnes a fait sa
paix avec l'autorité. Il construit une grande maison
sur la route du *Pentélique, avec un corps-de-garde
pour loger vingt-cinq pallicares dévoués. En
attendant, il a loué un petit hôtel dans la ville
moderne, au bord du grand ruisseau. Il reçoit
beaucoup de monde et se démène activement pour
arriver au ministère de la justice ; mais il faudra
du temps. C'est *Photini qui tient sa maison.
*Dimitri y va quelquefois souper et soupirer à la
cuisine.
Je n'ai plus entendu parler de *Mme *Simons, ni de
*M *Sharper, ni de *Mary-*Ann. Si ce silence continue,
je n'y penserai bientôt plus. Quelquefois encore ! Au
milieu de la nuit, je rêve que je suis devant elle et
que ma longue figure maigre se reflète dans ses

page 297

yeux. Alors je m'éveille, je pleure à chaudes larmes
et je mords furieusement mon oreiller. Ce que je
regrette, croyez-le bien, ce n'est pas la femme, c'est
la fortune et la position qui m'ont échappé. Bien
m'en a pris de ne pas livrer mon coeur, et je rends
tous les jours des actions de grâces à ma froideur
naturelle. Que je serais à plaindre, mon cher
monsieur, si par malheur j'étais tombé amoureux !

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IX lettre d'*Athènes :
le jour même où j'allais livrer à l'impression le
récit de *M *Hermann *Schultz, mon honorable
correspondant d'*Athènes me renvoya le manuscrit avec
la lettre suivante :
" monsieur,
" l'histoire du roi des montagnes est l'invention
d'un ennemi de la vérité et de la gendarmerie. Aucun
des personnages qui y sont cités n'a mis le pied sur
le sol de la *Grèce. La police n'a point visé de
passeport au nom de *Mme *Simons. Le commandant du
*Pirée n'a jamais entendu parler de la fancy ni
de *M *John *Harris. Les frères *Philip ne se
souviennent pas d'avoir employé *M *William
*Lobster. Aucun agent diplomatique n'a connu dans
ses bureaux un maltais du nom de *Giacomo *Fondi.
La banque nationale de *Grèce a bien des choses à
se reprocher,

page 300

mais elle n'a jamais eu en dépôt les fonds
provenant du brigandage. Si elle les avait reçus, elle
se serait fait un devoir de les confisquer à son
profit. Je tiens à votre disposition la liste de nos
officiers de gendarmerie. Vous n'y trouverez aucune
trace de *M *Périclès. Je ne connais que deux
hommes de ce nom : l'un est cabaretier dans la ville
d'*Athènes, l'autre vend des épices à *Tripolitza.
Quant au fameux *Hadgi-*Stavros, dont j'entends
aujourd'hui le nom pour la première fois, c'est un
être fabuleux qu'il faut reléguer dans la
mythologie. Je confesse en toute sincérité qu'il y
eut autrefois quelques brigands dans le royaume.
Les principaux ont été détruits par *Hercule et
par *Thésée, qui peuvent être considérés comme les
fondateurs de la gendarmerie grecque. Ceux qui ont
échappé au bras de ces deux héros, sont tombés sous
les coups de notre invincible armée. L'auteur du
roman que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer
a prouvé autant d'ignorance que de mauvaise foi,
en affectant de considérer le brigandage comme un
fait contemporain. Je donnerais beaucoup pour
que son récit fût imprimé, soit en *France, soit
en *Angleterre, avec le nom et le portrait de
*M *Schultz. Le monde saurait enfin par quels grossiers
artifices on essaye de nous rendre suspects à
toutes les nations civilisées.
" quant à vous, monsieur, qui nous avez toujours

page 301

rendu justice, agréez l'assurance de tous les bons
sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être
" votre très-reconnaissant serviteur,
" *Patriotis *Pseftis,
" auteur d'un volume de dithyrambes sur la
régénération de la *Grèce ; rédacteur du journal
l'espérance ; membre de la société
archéologique d'*Athènes ; membre correspondant
de l'académie des îles *Ioniennes ; actionnaire
de la compagnie nationale du spartiate pavlos. "

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X où l'auteur reprend la parole :
athénien, mon bel ami, les histoires les plus
vraies ne sont pas celles qui sont arrivées.